« Défense de l'Occident » et théorie du complot
Spécialiste autoproclamé de la « théorie du complot », M. Pierre-André Taguieff, un temps égaré dans le combat antiraciste, s'est bien repris et s'est spécialisé dans la dénonciation d'une gauche qui verrait des complots partout en guise d'analyse politique. Ce qui est pour le moins curieux : la gauche marxiste, en particulier, a toujours considéré que ce n'étaient pas la conjuration de quelques uns qui faisait l'histoire mais la lutte des classes et le mouvement des peuples. Ce qui n'empêche nullement les puissants de ce monde de se concerter pour défendre au mieux leurs intérêts. Mais même dire simplement cela serait la marque d'une vision conspirationniste de l'histoire et d'un refus archaïque de la mondialisation. Lorsque Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dévoilent la solide autant qu'insoupçonnée conscience de classe qui anime les riches, nul besoin d'y voir un complot : l'entre-soi cultivé dans les consommations culturelles, les communautés d'intérêt, de pensée, d'habitus, les mêmes formations dans les mêmes cercles huppés, etc. suffisent à forger une solidarité qu'illustrent de manière particulièrement sordide les renvois d'ascenseur permanents dans les commissions de rémunération des administrateurs des grandes sociétés.
Mais M. Taguieff est de ceux qui ne voient que du complotisme dans la sociologie critique. Il est par contre d'une grande indulgence dans d'autres cas. S'il aperçoit bien parfois une « dénonciation plus ou moins paranoïaque de l'islamisation », il ajoute aussitôt, en Tartuffe accompli, « mais il faut reconnaître que, depuis le début des années 1990 et plus encore depuis le 11 septembre 2001, l'islam dans le monde a pris un visage conquérant qui effraie, à juste titre (je souligne, GLS) les Français ». Bref, M. Taguieff n'a rien contre le complotisme du sieur Renaud Camus et son « Grand Remplacement » -le « Grand Boniment », comme dit plaisamment le Monde- qui n'est que le succédané d'une autre fantasmagorie aussi délirante que criminelle, « Eurabia », au nom de laquelle Breivik a massacré 80 personnes...
Qu'est-ce qui rapproche tous ces gens, des racistes avérés du Front national et d'ailleurs à l'élite intellectuelle d'Académie française, des sectaires fanatisés du « Printemps français » à ces piliers de médias qui se disent « politiquement incorrects » et qui, en réalité, comme le remarque Jean Birbaum dans le Monde, « règnent sur les médias et courent de direct en prime time pour dénoncer la censure dont ils seraient victimes » (25.04.2014) ? Ce qui les rapproche est une vieillerie idéologique, usée jusqu'à la corde, dont les conséquences meurtrières se sont étalées sur 3 siècles : la « défense de l'Occident ». Une cause que l'on fera passer difficilement sans ridicule pour une rébellion contre l'ordre établi ! Après les temps de la conquête et de l'exploitation du monde, de la réduction d'une partie de celui-ci en esclavage, de la dévastation de contrées entières, le capitalisme occidental a feint un repli pour se présenter aujourd'hui en victime des peuples qu'il a humiliés... Mais pas d'inquiétudes, les affaires vont bien... Reste à faire fructifier le mythe d'un Occident tout de civilisation, de pureté et de blancheur face aux Barbares à nos portes. Vincent Taconet, dans son intervention aux Journées de la Pensée critique d'Espaces-Marx, en novembre-décembre 2013, en a donné des éléments, en particulier cette « blancheur » symbolique fabriquée comme la marque même de la beauté, de la bonté, et, ajouterai-je, de la raison. Une blancheur inventée à partir de la statuaire grecque alors que l'on sait que les monuments grecs comme l'art pharaonique étaient vivement colorés !
Piège idéologique, la « défense de l'Occident » entend neutraliser les antagonismes de classes et attiser les haines entre peuples tandis que les multinationales continueront à prospérer dans tous les camps. C'est tout ce que nos néo-réactionnaires ont à proposer, un repli sectaire et la nostalgie médiocre d'un impérialisme occidental américano-européen meurtrier. On l'oublie trop souvent, un autre Camus (Albert) faisait aussi dans la « défense de l'Occident », en 1958, en fantasmant un vaste complot russo-égyptien visant à « encercler l'Europe par le sud » et « l'isolement de l'Amérique » (Chroniques algériennes, Folio, pp.203-205) ! Rien que ça... Comme on voit, M. Camus (Renaud) n'a rien inventé...
5 mai 2014