D’une droitisation sans rivages...
L’offensive réactionnaire qui culmine aujourd’hui dans ce pays a d’abord été, dans les années 80, une intense croisade pour l’imposition de la doxa ultralibérale ringardisant le keynésianisme jusqu’alors dominant. Sous le nom d’« économie de marché » on poussa au bout la métaphore fameuse du renard libre dans le poulailler libre, jusqu’à la piteuse déclinaison d’« économie sociale de marché » invoquée par les socio-démocrates pour masquer leurs reniements. C’est toute l’ère reagano-thatchérienne où la cupidité fut érigée en vertu essentielle au nom de la liberté (des marchés). La divine surprise de la chute du mur de Berlin en 1989 vint légitimer le tout, consacrant l’ordre capitaliste établi comme état naturel du monde. Un certain Fukuyama décréta, en 1992, la « fin de l’histoire », la démocratie (libérale) fut, contre toute évidence (Pinochet), déclarée indissociable du capitalisme. La conversion néolibérale bénéficia, en France, de l ‘assistance empressée de ce que l’on appela la « deuxième gauche », Rocard, Delors, la CFDT… laquelle reçut pourtant un énorme camouflet avec les grèves anti-Plan Juppé de décembre 1995 alors que Mitterrand, qui n’en était pas, avait néanmoins, sans le dire, repris leur projet dès 1983.
Cette propagande procapitaliste débridée : célébration du profit, exaltation du « risque », glorification de l’entreprise, apologie de l’« entrepreneur »… comportait un autre volet : la détermination d’abattre par tous les moyens le Parti communiste, seule force anticapitaliste toujours debout. Ils furent nombreux, décomplexés, à se joindre à l’opération, alléchés par l’odeur de la curée. En fait, les coups les plus violents ne sont pas venus de la droite traditionnelle mais bien d’une « gauche » qui, parfois sous des oripeaux ouvriéristes, entamait son entreprise de trahison des classes populaires avec la mise au ban des communistes. Il existe des histoires de ce temps, par exemple celle de Michael Christofferson (Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981, Agone, 2009). Parmi les acteurs les plus engagés dans l’anticommunisme, on sait la place prise par ceux qu’on appelait les « maoïstes » ou encore ces staliniens repentis faisant bruyamment carrière de leurs de leurs errements passés… On a oublié que les « maos », comme on disait, outre leur culte grotesque et idolâtre du « Petit Livre rouge », pratiquaient régulièrement l’agression physique des militants communistes et cégétistes, des couloirs de Normale Sup’ à Renault Billancourt… Sociologiquement, c’était majoritairement les enfants d’une bourgeoisie qu’ils allaient vite rejoindre après avoir jeté leur gourme, passant sans coup férir, selon l’expression de Guy Hocquenghem, « du col mao au Rotary ».
Quant aux ex-staliniens, il leur suffit d’inverser leur sectarisme pour être accueillis à bras ouverts dans l’appareil idéologique de la bourgeoisie où ils purent s’épancher à loisir : comment moi qui suis si intelligent ai-je pu succomber à une si funeste idéologie ! On vit ainsi l’historien François Furet « réinterpréter » la Révolution française pour mieux disqualifier toute idée de révolution… Ou le navrant autant qu’emblématique Yves Montand endosser du jour au lendemain un costume de pédagogue reaganien de l’ultralibéralisme encore trop grand pour lui. Montand qui, certes, n’avait jamais été un aigle de la théorie politique, s’embarqua dans cette fameuse émission de 1984, « Vive la crise ! », à la gloire des « marchés », pour prêcher au bon peuple l’austérité et les sacrifices. Selon plusieurs témoignages, dont, curieusement, celui de Jean-Claude Brialy, il toucha pour cela un cachet de 800 000 francs… Comme quoi ce n’était pas l’austérité pour tout le monde. Pour les trente deniers de Judas, Montand n’eut qu’a ânonner avec conviction le texte conçu par Minc, Joffrin et Guillebaud… Le même Guillebaud qui, aujourd’hui, dans les colonnes de Sud-Ouest, joue au vieux sage charentais vaguement critique d’un ultralibéralisme qu’il a contribué à promouvoir ! Toujours subtil, Montand se promettait en outre, s’il rencontrait un communiste de plus de 55 ans encore membre du Parti de lui « foutre sur la gueule » (cité par Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Albin Michel, 1986, p.74).Quant à sa clairvoyance politique, alors que, en 1983, le Front National venait d’entrer au conseil municipal de Dreux, elle est toute dans cette apostrophe adressée à Lionel Jospin dans un entretien au Nouvel Observateur (8/14.06.1984) : « Désolé, Jospin, le fascisme n’est pas à Dreux mais à Prague » (cité par François Cusset, La Décennie, p.86). Accablant.
Ici commence sans doute un processus de droitisation de la société politique qui par ailleurs n’a rien d’irréversible ni d’inéluctable d’autant que son objectif de disparition du Parti communiste est un échec. On a voulu nous faire croire que les luttes pour la justice sociale relevaient du totalitarisme et que l’égalité était incompatible avec la liberté. Sans succès. Maintenant des idéologues néoréactionnaires comme ceux du prétendu « Observatoire du décolonialisme » en sont à récuser les processus de domination et d’oppression qui sont au fondement des sociétés de classes. Les dominés ne feraient en réalité que se complaire dans la « victimisation ». Toute pensée critique ne serait que du « militantisme » et sera donc affublée de termes épouvantails dont la construction même est péjorative, islamo-gauchisme, cancel-culture, wokisme… Mais devant leur manque de crédibilité on se rabat maintenant sur le concept complexe, mal connu et donc intimidant de déconstruction. On va voir de quoi il s’agit.
NIR 275. 28 février 2022.