La nouvelle France moisie
C’était en 1999, un écrivain mondain, alors assez connu, M. Philippe Sollers, déclenchait un petit scandale germanopratin en faisant publier par le quotidien le Monde un libelle intitulé « La France moisie ». Il s’agissait essentiellement, à coup d’amalgames misérables (« Vichy » et « Moscou-sur-Seine ») de fustiger tous ceux qui auraient eu l’audace de ne pas considérer M. Cohn-Bendit comme le plus grand homme politique de ce XXème siècle finissant ! Il est vrai que M. Sollers pouvait s’autoriser d’une lucidité politique sans faille étant passé en quelques années sans coup férir du culte de Mao-Dzedong à la révérence au Pape et au soutien, en 1995, de Balladur alors favori de l’élection présidentielle. Autant d’audaces calculées faisant de lui, selon l’expression de Bourdieu, le spécialiste des « transgressions sans péril ».
Cependant, M. Sollers étant tout de même un écrivain, l’expression « France moisie » retient l’attention. C’est un tout autre contenu que l’on peut aujourd’hui lui attribuer. Cette moisissure, c’est celle d’un racisme et d’une xénophobie assumés qui envahissent toute une fraction des classes moyennes supérieures dites éduquées. C’est un néo-conservatisme paniqué par la remise en cause de toutes les formes de domination, de classe, de race, de genre… Ses porte-paroles colonisent les médias (voir en particulier la chaîne CNews) tout en clamant qu’ « on » veut les faire taire ! Ce néo-conservatisme sévit à droite mais aussi à gauche (voir l’association aussi confidentielle que bruyante nommée pompeusement « Printemps républicain »). Tous brandissent comme des dogmes irréductibles quand ça les arrange d’honorables principes (République, universalisme, laïcité) qu’ils ont dévoyé et vidé de toute substance pour en faire des carcans idéologiques permettant le maintien et la légitimation des dominations de classe, de race, de genre…
En 2019, dans une série de chroniques intitulée « L’esprit du macronisme », j’ai proposé une analyse du racisme de classe tel qu’il apparaît dans une grande partie d’une classe moyenne supposée instruite. Le matériau de l’analyse était constitué des « contributions » (commentaires… plus d’un millier!) de lecteurs sur le site internet du journal le Monde à la suite d’un article assez compréhensif sur les difficultés d’une famille de « gilets jaunes ». Les 9/10èmes de ces commentaires n’étaient que l’expression d’une hostilité virulente à des pauvres injuriés et jugés coupables de leur situation : un niveau de mépris, de hargne, de haine sociales aussi sidérant que clairement revendiqué (voir sur ce site dans la catégorie « idéologie libérale »).
Il m’a paru intéressant de procéder à une même analyse sur les commentaires de lecteurs, toujours sur le site du Monde, à la suite de la parution de trois articles sur les problèmes du racisme, de l’antiracisme, des nouveaux concepts, des nouvelles luttes, des nouveaux acteurs… Comme on va le voir, une large majorité des réactions consiste en une violente critique du contenu pourtant très pondéré (comme on l’imagine au Monde) des articles proposés. Je n’ai, bien sûr, aucune indication sur le degré de représentativité de ces critiques négatives dans le lectorat du Monde. On peut néanmoins rappeler que, selon un sondage de l’IFOP, en 2014, 63 % de ces lecteurs étaient « de gauche » et que, en 2011, c’était le quotidien le plus lu des cadres et des hauts revenus, avant le Figaro et les Echos. C’est donc bien dans un lectorat de classe moyenne supérieure cultivée et plutôt « de gauche » que l’on va retrouver un certain nombre de diatribes d’une animosité raciste assumée ce qui ne fait que confirmer une droitisation accélérée de cette fraction de classe. On assiste bien, dans une partie importante de la moyenne et grande bourgeoisie, à une radicalisation d’extrême-droite reprenant sans complexe et sans le dire le discours et les thèmes du Rassemblement national. C’est la grande peur des dominants de tout acabit qu’exprime ainsi un lecteur halluciné dénonçant pêle-mêle (et indûment bien sûr) ce qui serait la « complaisance » du Monde pour « les gilets jaunes », « la CGT pendant les grèves des lois retraites », « les anti-Polanski » et « maintenant des décoloniaux racisés qui censurent (?) l’histoire de France »… Un condensé des détestations de cette nouvelle France moisie crispée sur son conservatisme, sur son mépris des classes populaires, sur son affolement face aux revendications féministes, sur sa dénégation furieuse devant les comptes encore à rendre aux ex-colonisés et autres « indigènes ».
NIR 252. 2 septembre 2020