Protection sociale et libéralisme
Deuxième pilier du modèle français, la protection sociale solidaire est, pour les libéraux, une dangereuse aberration. La théorie libérale a pour objet de légitimer sur les plans politique, philosophique, anthropologique et même moral ce qu'on appellera le libéralisme économique, plus communément nommé capitalisme, voire, de manière euphémisée, économie de marché. Pour cette théorie, tout individu, en concurrence avec tous les autres, ne doit devoir qu'à lui-même sa position sociale et, éventuellement, les revenus qui vont avec. C'est ce qu'ils désignent comme exercice de la « liberté ». Les perdants -connus d'avance- de cet affrontement -qu'il faut bien qualifier de classes bien qu'ils s'en défendent- ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes, se résigner et se convaincre de leur absence de mérite et de talent et/ou de leur défaut de moralité, tout ce qui va constituer l'essence de la pauvreté fustigée comme faute morale. Tout le macronisme s'inspire de cette façon de disqualifier les dominés, du « pognon de dingue » aux « contreparties » scandaleusement -et illégalement- réclamées aux chômeurs. Jusqu'à des dispositions punitives relevant d'une morale frelatée : tout chômeur serait un fraudeur en puissance élaborant des stratégies sophistiquées pour toucher de juteuses indemnités en continuant à se la couler douce ! Il va donc s'agir, comme l'indique la sociologue Claire Vivès, « de rendre les périodes de chômage invivables de sorte que les gens acceptent n'importe quel emploi pour s'en sortir » (l'Humanité, 19.06.2019).
Les libéraux ne se désintéressent pas complètement des pauvres, ne serait-ce qu'en raison de leur potentielle dangerosité, mais toute aide sera conditionnelle et fondée sur l'assistance. Toute une propagande gouvernementale est menée sur le thème, martelé par Edouard Philippe, « il faut que le travail paye » (sous-entendu : plus que le chômage). Un soi-disant bon sens... Le plus imbécile qui soit ! Non, le chômage ne « paye » jamais plus que le travail ! On va jusqu'au mensonge éhonté, du genre : pour un chômeur sur cinq, le taux de remplacement du salaire est supérieur à 100% ! Un chiffre inventé qui ne correspond à rien de connu même chez les économistes les mieux disposés à accréditer ce genre de fake news ( Mathieu Grégoire, le Monde, 02.04.2019). Dans tous les cas, l'allocation ne peut dépasser 75% du salaire journalier de référence. Par exemple, un salarié payé habituellement au smic journalier de 70,21 € brut (54,06 net) aura une indemnité journalière d'environ 40 € brut. Où est l'abus ? Mais non, il faut absolument culpabiliser le sans emploi, seul responsable, par son incapacité, de sa situation.
Ce qui est en cause, c'est l'esprit même du modèle social français. Il existe deux types de protection sociale. Le système « bismarckien » (du nom du chancelier allemand Bismarck en 1871) est assurantiel (fondé sur le principe de l'assurance), il est appuyé sur les cotisations des assujettis qui gèrent eux-mêmes leur système. Le système « beveridgien » (du nom de l'économiste britannique Beveridge) est assistanciel (fondé sur l'assistance), il est géré par l'Etat et appuyé sur l'impôt, à la merci du gouvernement. Le modèle français est en principe bismarckien . La CGT a ainsi remporté les élections d'administrateurs de la Sécurité sociale en 1947 (59% des voix). De Gaulle supprimera les élections en 1967 et instituera la « parité » (Michel Etievent l'Humanité, 26/27/28.04.2019). Le doigt est mis dans l'engrenage beveridgien à l'anglo-saxonne : ce sera le financement par l'impôt avec la CSG que l'on doit à Rocard, toujours présent dans les mauvais coups néolibéraux. Et tout ça pour supprimer toujours plus de ces abominables « charges » sociales.
Financement par l'impôt, assistance, contreparties, c'est le pire système que le macronisme veut mettre en place. Le principe macronien selon lequel « la protection sociale doit désormais se fonder sur l'individu » n'est qu'une manière d'écarter le concept de solidarité qui irrigue le modèle français. On sait que l'idée même de solidarité entre les dominés, les exploités, a toujours terrifié les possédants... Plus que jamais il va donc s'agir de traquer les chômeurs au lieu de traiter les véritables causes structurelles d'un chômage qui est, on le sait au moins depuis Marx, un rouage essentiel de l'exploitation capitaliste. De la même façon, la culpabilisation des pauvres permet de fermer les yeux sur l'origine de la pauvreté d'aujourd'hui : les monstrueuses inégalités générées par le capitalisme néolibéral.
NIR 203. 24 juin 2019.