Les faux amis des Gilets jaunes
La sédition des Gilets jaunes a suscité de multiples commentaires, des gloses plus ou moins savantes, des exégèses d'intérêt très inégal, y compris chez des auteurs favorables au moins aux acteurs du mouvement. Mme Danièle Sallenave est académicienne française, le summum de la réussite au cœur de la culture légitime. Et voilà qu'elle se rappelle opportunément des origines qu'elle dit populaires pour se lamenter du mépris de classe qui est désormais la marque irréfragable du macronisme. Ce qui est de bonne intention. L'occasion : le propos imbécile -un de plus- de Macron se plaignant que les médias donnent « autant de place à Jojo le Gilet jaune qu'à un ministre ». Ce qui est d'ailleurs factuellement faux quand on connaît l'obséquiosité à l'égard du pouvoir des chefferies éditoriales dans les télévisions dites d'information continue. Tout est dans le « Jojo »... Dans l'imaginaire bourgeois, il n'y a dans le populo que des Jojo, des Dédé, des Popaul, des Bébert, diminutifs vus comme risibles et dont on aime se gausser.
« Jojo » est bien sûr de ceux « qui clopent et roulent au diesel », selon le délicat propos du dénommé Benjamin Grivaux, un de ces fantoches formatés et interchangeables de la caste macronienne. Comme l'a aussi dit le patron, de passage en Normandie, les pauvres, « il y en a qui font bien et il y en a qui déconnent ». Syndrome avéré chez les gens de pouvoir, ils croient que parler vulgairement, cela fait peuple. Dans son opuscule (Jojo, le Gilet jaune, Tracts Gallimard, 2019), Mme Sallenave déplore ces attitudes, elle n'en ignore pas le contenu de classe mais évite soigneusement d'en faire un enjeu de luttes car elle-même a renoncé depuis longtemps au combat de classe qu'elle partagea un moment.
Il faut dire qu'elle a bâti toute une carrière sur un anticommunisme intellectuel et de bon ton très à la mode dans les années 80-90, certes insuffisamment virulent aux yeux de fanatiques comme Jean-François Revel mais qui lui a valu beaucoup de considération. Alors il y a quelque indécence de sa part à venir célébrer un « communisme municipal » qui, dit-elle, « jusque dans les années 90 a sauvé les banlieues de l'isolement culturel » ; à reconnaître au Parti communiste français d'avoir été « pendant longtemps la principale force politique capable de définir un rapport juste à l'art et à la culture » ; à gratifier les communistes français d'avoir « inscrit très tôt dans leur programme que la culture est révolutionnaire, que la ségrégation culturelle redouble les maux dont souffrent les populations soumises à une ségrégation sociale, économique et spatiale » (p.35-36). Indécence car elle a bien contribué à abattre ce qu'elle feint aujourd'hui de regretter. Il s'agissait de combattre le stalinisme. Fort bien. Mais comment le Parti communiste français pouvait-il être aussi « stalinien » et avoir une action aussi positive auprès des classes populaires? Mme Sallenave (et ses semblables) se sont bien gardés d'interroger cet apparent paradoxe... Tout comme la clairvoyance a manqué pour apercevoir que la disqualification du Parti communiste français ne servait qu'à éradiquer tout ferment d'idée révolutionnaire dans ce pays... On s'est ainsi empressé de jeter le bébé du communisme avec l'eau du bain stalinien... L'occasion était trop belle.
C'est ainsi que Mme Sallenave -qui n'est qu'une figure emblématique d'une coterie d'intellectuels devenus chiens de garde de l'ordre libéral établi- n'a plus que geignements et objurgations morales à opposer à une domination de classe toujours plus arrogante. C'est même la résignation qu'elle prêche en reprenant les vieilleries idéologiques « républicaines », « égalité des chances », « ascenseur social », « élitisme républicain » qui sont autant d'impostures ! « Egalité des chances » ? Il ne saurait y avoir d'égalité des chances dans une société de classes. Mais, de toute façon, l'accès au savoir et à la culture n'est pas une épreuve sportive : quel besoin y a-t-il d'avoir des gagnants et des perdants ? « Elitisme républicain » ? C'est l'infâme mensonge de la méritocratie qui sert à légitimer les avantages de ceux qui sont déjà dotés non par on ne sait quelle « nature » comme ils veulent le faire croire mais par leur milieu social. « Ascenseur social » ? Ce totem vermoulu n'a jamais servi qu'à essentialiser une hiérarchie sociale dans laquelle les pauvres étaient tenus de faire « des efforts » pour « s'élever » ! Les Gilets jaunes ? Ils n'ont qu'à prendre l'ascenseur social ! Est-on si loin du mépris macronien ?
NIR 232. 2 septembre 2019.