Histoire du communisme et historiographie libérale
Le 20ème Festival de Pessac s’intéresse à l’histoire du communisme. Pourquoi pas? On pourrait en attendre le déroulement avec la curiosité et la sympathie qu’il mérite, d’autant que la liste des films proposés est, comme d’habitude, irréprochable. Malheureusement, le titre adopté pour l’ensemble du thème, « Il était une foi : le communisme », signe une regrettable prise de parti, un préjugé qu’il suffirait d’illustrer. Sur le plan politique, le cliché paresseux de la « foi » est futile et inconsistant. On sait bien qu’il peut s’appliquer à n’importe quelle adhésion, consciente ou non, à une idéologie et, par exemple, on pourrait dire qu’il faut avoir aujourd’hui la foi chevillée au corps (ou au portefeuille) pour croire encore aux vertus du capitalisme! Sur le plan historiographique, que l’on s’efforcera d’adopter ici, il s’agit d’un stéréotype pseudo psychologique dont la valeur explicative ou heuristique est nulle et on s’étonne que des historiens puissent donner leur caution à une catégorie aussi sommaire et à une préconception aussi hasardeuse.
L’origine du problème est facilement repérable. En effet, on voit bien que la direction du Festival est liée par son partenariat inamovible avec la revue L’Histoire, ainsi que le signale l’omniprésence automnale de l’inévitable et encombrant Michel Winock. Cela signifie que, pratiquement, une seule orientation historiographique a droit de cité au Festival : l’historiographie libérale où le goût pour les « passions » permet de se passer opportunément des luttes de classes. En ce qui concerne l’histoire du communisme, on peut distinguer trois types d’historiographie : une historiographie utilitaire, de légitimation, issue d’un « marxisme » accommodé à la vulgate stalinienne : elle est depuis longtemps unanimement récusée ; une historiographie libérale ; une historiographie critique refusant les deux précédentes. L’historiographie libérale prend vraiment son envol institutionnel à la fin des années 70 avec la création en 1978 de l’Institut d’Histoire du Temps présent (IHTP) où elle est encore aujourd’hui dominante. La revue L’Histoire est fondée dans la foulée pour en faire la vulgarisation avec à sa tête Michel Winock. En 1984 suivra, pour un public savant, la revue Vingtième siècle avec, entre autres, J.-P. Rioux et ... Michel Winock, pour célébrer le renouveau de « l’histoire politique »... et libérale! Cette année 1984, il faut le dire, est fatale : les grands maîtres de l’histoire des mentalités, Robert Mandrou et Philippe Ariès meurent, suivis, en 1985, par Fernand Braudel, laissant ainsi la place aux petits maîtres de l’histoire libérale. Ces années sont, en outre, celles d’une véritable « contre-révolution intellectuelle », selon l’expression de François Cusset (1), la « Nouvelle philosophie » fait rage, la Fondation Saint-Simon est portée sur les fonds baptismaux, en 1982, par François Furet pour implanter, au moins chez l’élite intellectuelle, l’idée que l’économie de marché et la démocratie c’est la même chose!
Le nom de François Furet n’apparaît pas ici par hasard. Il sera jusqu’à sa mort, en 1997, la figure de proue de l’historiographie libérale. Ancien stalinien, il a reçu la reconnaissance académique pour ses travaux sur la Révolution française (1965, 1978) qui consistent en une réinterprétation de la Révolution dans l’optique libérale évacuant toutes déterminations sociales et économiques et faisant du mouvement populaire un
malencontreux « dérapage » dont on aurait pu faire l’économie pour s’en tenir à un débat policé et de bon aloi entre membres de l’élite. Albert Soboul n’eut aucun mal à démontrer la filiation et les limites de cette analyse (2), elle n’en devint pas moins alors dominante, moins pour des raisons historiographiques que pour faire pièce à une vision classique disqualifiée comme « marxiste », ce qui était dans l’air du temps. Furet poursuivit dès lors une double carrière d’historien quasi-officiel et de publiciste libéral qui culminera dans la publication de La République du centre, avec Pierre Rosanvallon et Jacques Julliard (1988).
L’historiographie libérale du communisme va connaître son apogée et, peut-être, son chant du cygne, avec deux ouvrages majeurs parus dans un grand tintamarre médiatique, loin de l’austérité de la recherche universitaire, évidemment pour des raisons
exotériques : Le passé d’une illusion de Furet (1995) et Le Livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois (1997). Sur le premier, un « produit tardif de la guerre froide », ironise Eric Hobsbawm, on lira avec profit le commentaire argumenté et savant qu’en ont fait Denis Berger et Henri Maler (3). L’objectif de Furet y apparaît pour ce qu’il est : à travers la condamnation du stalinisme et une description enchantée de la démocratie libérale, faire table rase de tout projet d’ émancipation sociale. Selon Furet, l’histoire est toute entière contingente et il faut en réinterpréter le déroulement pour extirper toute détermination sociale des facteurs politiques. Sauf, tout de même, lorsque le déterminisme consiste à condamner tout projet révolutionnaire comme conduisant fatalement à la terreur. L’aspiration à la justice sociale ne serait que « passion de
l’égalité » conduisant inévitablement au goulag, l’explication pseudo psychologique par les passions de masses manipulables ayant l’avantage d’effacer l’explication par les intérêts de classe. D’où la « foi » dans le titre du Festival! François Furet, malheureusement pour lui, aura eu le temps de voir ses illusions contre-révolutionnaires mises à mal une première fois par les grèves et manifestations de décembre 1995, le type même du mouvement social incompréhensible pour le modèle conservateur libéral. Ce qui mobilisa la triste cohorte des intellectuels libéraux offusqués, abreuvant le mouvement d’injures, le stigmatisant comme populiste et irresponsable, pétitionnant avec fureur contre un peuple ignorant qu’il aurait fallu dissoudre sur le champ. Ce que Chirac croira pouvoir faire quelque temps après en le confondant étourdiment avec l’Assemblée nationale!
En 1997, paraît le Livre noir du communisme. Face à Furet, amateur de vastes synthèses, Stéphane Courtois, son maître d’œuvre, malgré ou à cause de l’étendue de son information, fait un peu tâcheron. Il est vrai qu’il n’a qu’une idée : l’essence criminelle du communisme, qu’il s’agira de psalmodier sur tous les tons, de conjuguer à tous les modes! Le problème de l’ouvrage vient surtout de la préface où Courtois s’emploie à radicaliser les lieux communs d’un antitotalitarisme où il n’est pas sûr qu’Hanna Arendt retrouverait ses petits, de manière à assimiler le communisme au nazisme et en suggérant même que le plus criminel n’est pas celui qu’on dit! Jusqu’à amalgamer la « mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien » à la « mort de faim d’un enfant juif du ghetto de Varsovie » (p.19). Ce qui lui valut quelques répliques cinglantes (4) mais l’absolution des mêmes historiens bien-pensants qui, plus tard, n’allait pas avoir, par contre, suffisamment de mots pour condamner avec indignation une Mémoire de l’esclavage comme faisant de l’ombre à la Mémoire de la Shoah! Notons qu’en 2000, Courtois préfacera avec chaleur La Guerre civile européenne d’Ernst Nolte, historien allemand contemporain, théoricien
du « noyau rationnel » de l’antisémitisme nazi... La préface de Courtois au Livre noir provoquera un malaise, même chez des collaborateurs de l’ouvrage. Nicolas Werth, auteur de la copieuse première partie intitulée « Un Etat contre son peuple », avait déjà pris ses distances en indiquant que « beaucoup d’historiens refusent le schéma simpliste de l’historiographie libérale aujourd’hui dominante » (p.50). Citons, en particulier, le poncif à la mode faisant d’Octobre 1917 un « putsch » accidentel, un « dérapage » à la Furet! Il ne saurait être ici question d’ergoter pour minimiser l’ampleur et l’horreur des crimes commis au nom du communisme, de là à faire de toute l’histoire du communisme une simple tératologie, il y a une marge que Courtois efface avec une jubilation un peu trop voyante. Ce n’est pas le cas de Nicolas Werth dont la contribution est la plus sérieuse et la plus recevable, même si les limites chronologiques ne lui permettent pas d’aborder et d’expliquer, ainsi que le remarque Michel Dreyfus, comment le soviétisme a pu survivre 40 ans après la mort de Staline sans terreur de masse.(5).
Aujourd’hui, l’historiographie libérale semble se survivre. Elle est régentée par un Pierre Nora, dont l’œuvre personnelle de chercheur tient sur un timbre-poste, mais qui ne s’en autorise pas moins à décréter ce qui est digne ou non d’être publié. On l’a vu ainsi tout faire pour que ne soit pas traduit en français L’Age des extrêmes de Eric Hobsbawm, historien universellement reconnu mais nanti de la marque infâmante de « marxiste » qui, selon Nora, l’aurait empêché d’avoir des lecteurs en France! Le grand œuvre de Pierre Nora est la direction des Lieux de mémoire, monument d’histoire patrimoniale où s’invente après coup le concept d’ « histoire culturelle » pour faire pièce à l’histoire sociale critique et voler au secours d’une historiographie libérale exténuée. C’est une histoire de France expurgée où « le café » a son chapitre mais pas la Traite négrière : l’histoire patrimoniale a quelques cadavres dans ses placards qu’elle entend y laisser! Cette entreprise de garde-mythes ne va pas sans quelque crispation, en particulier quand se font jour de nouvelles interrogations sur les épisodes peu glorieux de la colonisation ou de l’esclavage immédiatement disqualifiées comme de sombres complots visant à une
« repentance » que personne pourtant ne réclame. Ce qui est en jeu, c’est la véracité et la visibilité des faits alors que l’on a vu la revue L’Histoire, dans un numéro de 2001 sur
« le Temps des colonies », aller jusqu’à retoucher l’affiche ancienne qu’elle met en couverture pour qu’elle soit plus « communicante »!
Michel Winock, Stéphane Courtois, Marc Lazar, Pascal Ory, etc. n’auront pas de contradicteurs historiens au Festival. Il y a pourtant bien des jeunes historiens qui viennent bousculer les mandarins de l’histoire libérale. Sur la colonisation, par exemple, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Olivier Le Cour Grandmaison, Achille Mbembe, Elikia M’Bokolo, Françoise Vergès, etc. Sur l’histoire du communisme aussi avec un ouvrage fondateur comme celui où Bernard Pudal montre comment la création du PCF a permis à la classe ouvrière française de constituer son personnel politique autonome mais aussi les dérives qui ont suivi (6). Marc Ferro (qui sera présent : il était tout de même difficile de l’ignorer) et Moshe Lewin ont produit des histoires du phénomène soviétique qui font autorité tout en évitant les anathèmes. Plus près de nous Claude Pennetier, Michel Dreyfus, Serge Wolikow, Frédérique Matonti, avec Bernard Pudal et bien d’autres auraient pu faire des interlocuteurs parfaitement valables. Sans complaisance. Mais sans passion anticommuniste : c’est probablement leur défaut (7).
Comment enfin aborder l’histoire du communisme sans celle de ces composantes majeures que sont le mouvement ouvrier et l’anticommunisme. Qu’on le veuille ou non,
l’irruption du mouvement communiste dans l’histoire a permis, pour le meilleur et pour le pire, peut-être, de structurer le premier tout en étant largement postérieure au second. Dès le milieu du XIXème siècle, la bourgeoisie légitime sa haine et sa crainte des pauvres par la « peur des partageux » et des « communistes ». Le terme est utilisé, par exemple, à Bordeaux, par Dufour-Dubergier, Antoine Gautier et leurs amis négociants, banquiers ou courtiers qui gagnent les élections de 1849 en dénonçant la « barbarie des rouges » qui
« menace » la civilisation (8). Ajoutons un élément que l’on préfère généralement ignorer. Des historiens comme le Britannique Toynbee n’ont pas hésité à théoriser sur ce qu’il y aurait de « distinctement juif dans l’inspiration marxiste » (cité par Berger et Maler, p.19). Dans les années 30 l’anticommunisme s’est structuré en accusant les Juifs d’être les fourriers du communisme auquel ils auraient communiqué « le mépris du travail manuel, la passion, l’incohérence, le fanatisme, l’impatience des changements radicaux, l’insubordination, l’indiscipline, l’anarchie, bref l’esprit révolutionnaire » (9). Pour Ernst Nolte, le nazisme n’étant qu’une réaction logique au danger bolchevik et les Juifs étant nombreux dans le mouvement communiste, il était rationnel que Hitler les considère comme des ennemis du Reich et les détruise : ils n’auraient donc récolté, disait- on, ainsi que les communistes, que le « châtiment mérité de crimes longuement prémédités » (Becker et Bernstein, p.328). Ce qui apparaît ainsi dans l’archéologie de l’anticommunisme, et quelque soit l’histoire ultérieure, c’est la haine des pauvres et la haine des Juifs. S’il est une histoire occultée, c’est bien celle-là.
Gérard LOUSTALET-SENS
(1) François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, 2006.
(2) Albert Soboul, Historiographie révolutionnaire classique et tentatives révisionnistes, la Pensée, n° 177, 1974, repris dans Comprendre la Révolution. Problèmes politiques de la Révolution française, Maspero, 1981.
(3) Denis Berger, Henri Maler, Une certaine idée du communisme. Réplique à François Furet, Editions du Félin, 1996.
(4) Benoît Rayski, L’enfant juif et l’enfant ukrainien. Réflexions sur un blasphème, Editions de l’Aube, 2001.
(5) Michel Dreyfus, De Lénine à Staline, Manière de voir, 40, juillet-août 1998.
(6) Bernard Pudal, Prendre parti, Fondation nationale des sciences politiques, 1989.
(7) Voir Le Siècle des communistes (ouvrage collectif), Editions de l’Atelier, 2000.
(8) Philippe Vigier, La vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Hachette, 1982.
(9) Jean-Jacques Becker, Serge Bernstein, Histoire de l’anticommunisme, Tome 1, 1917-1940, Olivier Orban, 1987.
Paru dans l'Ormée, 19 octobre 2009