Les pauvres peuvent payer
L’accaparement des biens par les riches dans nos sociétés atteint de tels niveaux que cela tend à être complètement banalisé. L’enrichissement permanent d’une mince couche de ploutocrates est revendiqué avec un tel cynisme que cela finit pas émousser nos capacités d’indignation. Il se trouve même des idéologues, comme le philosophe social-démocrate allemand Peter Sloterdijk, pour voler au secours des possédants opprimés par l’impôt et en butte aux sentiments indignes que leur vouent les pauvres comme l’envie, la jalousie, le ressentiment. Il est temps que les nantis relèvent la tête et entament par la « grève de l’impôt » une « guerre civile antifiscale » contre l’Etat « kleptocrate » qui les spolie pour gaver des classes inférieures insatiables, sans honneur ni mérite, et animées par le seul « esprit du monde de la haine » (Axel Honneth, « Pauvres classes dominantes », le Monde, 25/26.10.2009). C’est pour la même raison que l’on tente de faire revenir à la mode Albert Camus, ce « philosophe pour classe terminale » (Jean-Jacques Brochier) chez qui la théorie de « l’absurde » n’est qu’un appel généralisé à l’acceptation de l’ordre des choses : « à partir du moment où un opprimé prend les armes au nom de la justice, c’est dans l’univers de l’injustice qu’il pénètre ». Donc, ne rien faire! Bourdieu disait du livre tant vanté L’Homme révolté : « ce n’est qu’un brevet de philosophie édifiante (...) qui sied aux adolescentes hypokhâgneuses (en classe préparatoire dite hypokhâgne) et qui assure à tout coup une réputation de belle âme ». Cette belle âme que veulent se forger maintenant les puissants par de « belles actions » sous forme de dons volontaires aux pauvres méritants en lieu et place des turpitudes supposées de l’Etat social.
Mais qu’est-ce que les milliardaires peuvent savoir de la réalité de ces salariés qu’ils jettent au chômage d’un clic d’ordinateur ou de ces formes d’esclavage moderne qui voient des ouvriers marocains exploités 10 heures par jour dans les vignes du Sud-Gironde par l’entremise d’un véritable négrier? Je prétends que l’enrichissement monstrueux de quelques uns est directement lié à la misère du plus grand nombre. Aux Etats-Unis, 1% des Américains possèdent à eux seuls autant que les 95% qui possèdent le moins! Et on voudrait nous faire croire qu’il n’y a aucune relation entre ces deux chiffres! On voudrait nous faire croire que l’accumulation de fortunes insensées par les nantis n’auraient rien à voir avec l’extension de la pauvreté et de l’exclusion de masse jusqu’en Europe où l’on compterait officiellement, selon l’Union européenne, 79 millions de pauvres! On apprend que la FAO (Agence des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation) aurait besoin de 20 milliards d’euros par an pour combattre structurellement la faim dans le monde. Elle ne les aura pas. Or, comme le remarque Michel Guilloux dans l’Humanité (17.11.2009), c’est à peine un peu plus que le montant des cadeaux faits aux plus fortunés par Sarkozy avec le bouclier fiscal! Ou encore, si l’on prend l’imposition des plus-values à long terme, elle a été allégée de 19% à 15% au
1er janvier 2005, puis à 8% au 1er janvier 2006 et carrément supprimée au 1er janvier 2007. Cela a coûté au budget de l’Etat 12,5 milliards en 2008 et 8 milliards en 2009, soit les 20 milliards qui seraient bien utiles à la FAO (l’Humanité, 17.11.2009). A noter que le promoteur de ces bienfaits pour actionnaires n’est autre que l’inestimable Jean-François Copé, le chantre effronté de la lutte contre l’inéquité fiscale, qui a aussi réussi à faire imposer les indemnités d’accidents du travail. Encore un adepte de la formule fameuse selon laquelle ce n’est pas les riches qu’il faut faire payer mais les pauvres parce qu’ils sont plus nombreux.
Même un partisan de l’économie de marché s’inquiète : « Alors que le chômage augmente en flèche et que les espérances de centaines de millions d’hommes sont saccagées, les survivants du secteur financier prospèrent (...). Les banques survivantes vont pouvoir s’offrir des palais pendant que les gens ordinaires s’inquiètent pour leur emploi et leur logement et s’apprêtent à subir plusieurs décennies d’austérité budgétaire » (Martin Wolf, le Monde, 27.10.2009). Pratiquement qu’est-ce que cela donne? Le rapprochement de deux informations peut être ici édifiant. On parle en France de réorganiser, avec l’arrivée de l’hiver, l’hébergement d’urgence : il y aurait 100 000 sans
domicile fixe et 3 200 000 mal logés pour 99 600 places d’hébergement ; le patron du groupe de luxe Tod’s voit la sortie de la crise pour le luxe, « les affaires sont excellentes » et, selon le Monde (25/26.10.2009), le marché des chaussures et de la maroquinerie de luxe semble imperméable à la crise. Tout va bien!
23 novembre 2009