La haine en vison

La grossièreté des mœurs attribuée aux classes populaires légitime pour les possédants leur propre supériorité matérielle et intellectuelle. Par exemple, en matière de consommations alimentaires, le goût populaire sera constitué négativement comme goût du lourd, du gras, du grossier par opposition à ce qui serait le goût du léger, du fin, du raffiné... Ce sont des stratégies de distinction installées sans même que l'on s'en rende compte (Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Editions de Minuit, 1979). Encore peut-on s'interroger, je me permet cette parenthèse, sur les étonnantes évolutions du goût bourgeois : le journal Sud-Ouest du 21.01.2017 s'émerveille ainsi du luxe des hôtels 5 étoiles de Bordeaux. Deux photos de chambres illustrent le propos révélant, en regard des normes classiques, un stupéfiant mauvais goût : moquette surchargée de motifs à volutes à ne savoir où mettre le pied, lourdes tentures censées marquer l'opulence, lit démesuré au confort ostensiblement proportionnel à l'épaisseur du portefeuille, tapisserie clinquante de grands fleurons criards à provoquer des cauchemars... Sans doute le goût américain étant donné la clientèle visée... On conçoit bien que la beauferie de luxe à la Trump puisse s'épanouir en ces lieux de faste tapageur. Mais, tout de même, jusqu'où la grande bourgeoisie va-t-elle ainsi s'encanailler ? Où sont donc les pratiques de haute culture, le classicisme de bon ton, la sobre élégance et le discret raffinement d'antan? Finkielkraut doit avoir raison : tout fout le camp !

     Tout sauf le mépris de classe qui accompagne l'inexorable répugnance des gens distingués face à ces masses réputées incultes et malodorantes et auxquelles, fort heureusement, jamais ils ne se mêlent. D'autant plus que la grande bourgeoisie a construit et pratique un entre-soi strict comme l'ont déjà bien montré Michel et Monique Pinçon-Charlot et comme le décrit une vaste enquête récente à partir des données de cartes de crédit et de téléphonie : « la couche supérieure est en fait la plus liée de toutes. L'homophilie sociale domine et plus la distance entre les classes augmente, plus les liens se raréfient » (le Monde, 23.01.2017). Cette « couche supérieure » affiche une imperturbable cohésion et une efficace conscience de classe tout en faisant répéter par ses idéologues que les classes sociales ont disparu. Ses membres restent entre eux, le semblable allant au semblable (c'est le sens de « l'homophilie sociale »), coopérant et se cooptant dans les mêmes pratiques sociales, les mêmes consommations culturelles. Dans le même temps se mettent en place de vigoureux mécanismes de défense de l'entre-soi.

     Deux incidents récents les illustrent. On sait avec quelle véhémence et même quelle violence la foule des nantis du XVIème arrondissement parisien a accueilli le Centre d' hébergement de SDF à la limite du Bois de Boulogne. Jetant le masque des convenances, ces messieurs et dames cossus ont révélé crûment l'inhumanité foncière de la bourgeoisie, égoïsme sordide, médiocrité peureuse et crispation sur l'avoir. La haine, grimaçante, n'est pas plus belle à voir en vison et Chanel n°5 ! En mars 2016, une réunion avait été organisée dans les locaux de l'université Paris-Dauphine. Le président de l'université, atterré, a dû l'interrompre au bout d'une demi-heure sous les vociférations, les huées, les insultes de cette élite du fric si bien élevée : la préfète et Anne Hidalgo, maire de Paris, traitées de « salopes », Ian Brossat, adjoint au logement, de « brosse à caca » (on a l'humour délicat dans la bonne société), sans parler des « vendu », « collabo », « stalinien », le président de Paris-Dauphine lui-même élégamment qualifié de « connard », « menteur », « escroc », « fils de pute ». Il y a eu deux tentatives d'incendie par la suite. J'accorderai un award de la tartufferie au président de l'Association des riverains affirmant : « nous n'avons rien contre les miséreux mais nous redoutons les indésirables ».

     Autre incident significatif, cette classe d'un Lycée professionnel de Stains (93) en visite au Musée d'Orsay et poursuivie par des gardiens zélés au cri de : « Fermez vos gueules ! ». Pas aussi silencieux qu'il sied en ces lieux hautement consacrés : peut-être, trop bronzés pour être jugés dignes  d'apprécier la culture légitime : certainement, on a ainsi signifié à ces lycéens qu'ils n'étaient pas à leur place au musée. Ils se le rappelleront.

 

NIR 176. 29 janvier 2017