L'impensable retour du secours alimentaire
Les associations dites caritatives (Secours populaire, Secours catholique, Emmaüs, Restos du cœur, ATD Quart-monde...) assument aujourd'hui, dans notre société prétendue d'abondance, des tâches rendues nécessaires par la montée insidieuse de la misère et d'inégalités révoltantes... Des actions montées dans l'urgence (Abbé Pierre, Restos du cœur...) se voient pérennisées. Comment en est-on arrivé là ? La déploration dans les salons cossus devant l'escalade de la pauvreté va de pair avec de doctes admonestations sur la responsabilité « individuelle » des « loosers », ces « perdants de la mondialisation » qui ne savent pas « s'adapter », ne sont ni « flexibles », ni « agiles »... Formules modernistes d'une idéologie vieille comme le capitalisme. On veut bien parler de « pauvres », jamais d'exploités ! C'est ce que signifie Bernard Friot, sociologue (et communiste), quand il affirme avec force la nécessité de « se battre contre toute définition de quelqu'un comme exclu ou comme pauvre. Définir quelqu'un par son manque est une violence » (www.ballast.fr). Une violence symbolique qui a toute chance de passer inaperçue.
On continuera d'employer le mot « pauvre » dans la suite de cette analyse en connaissant ses limites mais aussi sa consécration par l'idéologie dominante qui en fait une abondante utilisation permettant de subsumer sous ce terme tout ce qui est classes populaires, peuple, plèbe, populace, canaille et toutes sortes de gueux. Dès les XVIIIème et XIXème siècles, les libéraux ont constitué les classes dominées en une masse indifférenciée, construisant leur aliénation et la limitation de leurs droits réels par l'attribution généreuse de défauts et de vices justifiant largement leur infériorité quasiment organique. La figure incontournable en est donc le « pauvre » dont la situation déshéritée pouvait justifier pour de bons chrétiens, comme on l'a vu, des mesures d'assistance : actes de charité individuelle, institutions philanthropiques... et politiques stigmatisantes et punitives. Cependant le XXème siècle voit la disparition progressive de l'assistance et en particulier de l'aide alimentaire (Alain Clément, « Faut-il nourrir les pauvres ? Une perspective historique », www.aof.revues.org). Les luttes des travailleurs et les conquêtes sociales sont passées par là, redonnant dignité à la classe ouvrière en général et notamment au statut de « pauvre ». L'aide n'est plus assistance, elle repose sur la solidarité et non plus sur la charité. Un socle de droits qui ne doit rien au bon vouloir des possédants est ainsi constitué, ce que les libéraux appellent avec une hargne méprisante les « acquis », voire les « avantages » sociaux. Ils n'auront de cesse de mettre à bas un prétendu « Etat providence », toujours trop « protecteur », qui n'a rien de providentiel puisque préparé par des luttes sociales vigoureuses et imposé dans des situations politiques favorables à la (vraie) gauche : 1936, 1945...
Le modèle social ainsi construit est remis en cause par un retour aux imprécations libérales contre les « pauvres » dans des termes qui sont ceux mêmes du XIXème siècle. C'est la forme idéologique de ce qu'on a appelé le néolibéralisme. On invoque généralement la contre-réforme reagano-thatchérienne des années 80. On oublie comment, par exemple, l'administration du démocrate Clinton, par le Personal Responsability and Work Opportunity Reconciliation Act de 1996, « a considéré que la pauvreté était due à des individus défaillants, manquant de compétences, de culture et de volonté plutôt qu'à des inégalités structurelles, à l'inégale répartition du pouvoir, de la richesse et des chances » (Jeanne Lazarus, « Les enjeux de la sociologie de la pauvreté », www.ceriscope.sciences-po.fr).
On ne se rend pas assez compte de l'aspect peut-être le plus effarant de cette incroyable régression : le retour du secours alimentaire! Qu'y a-t-il de plus stigmatisant, de plus contraignant que d'être obligé d'avoir recours à autrui pour se nourrir ? Quelle honte faut-il surmonter pour se rendre aux Restos du cœur, s'adresser à la Banque alimentaire ? L'humiliation du pauvre fait partie de sa rééducation et de sa moralisation rendues nécessaires par son incapacité. Le traitement néolibéral de la pauvreté est fondé sur le contrôle social, le blâme et l'opprobre qui s'abattent sur les « assistés ». L'objectif : tourner une bonne fois pour toutes la page de l'Etat social !
NIR 178. 27 février 2017