Moraliser les classes populaires
La lutte des classes, c'est aussi toute une rhétorique par quoi l'idéologie dominante justifie les riches et les possédants d'exister. Une rhétorique dont l'objectif principal est l'abaissement et la disqualification du peuple et des classes populaires. Aujourd'hui comme hier. On peut citer -on le fait rarement- le parangon de l'humanisme bourgeois (donc sélectif) qu'est Voltaire : l'humanisme voltairien, on l'oublie toujours, ne s'applique ni à la « populace », ni aux Juifs, ni aux « Nègres », ni aux femmes... Ainsi, « il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu'il soit instruit, il n'est pas digne de l'être... Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu... L'esprit d'une nation réside dans le petit nombre qui fait travailler le grand nombre, est nourri par lui et le gouverne ». Ennemi de Jean-Jacques Rousseau, Voltaire s'en prend à l'égalité qui serait une « chimère »... Aujourd'hui, les nantis, qui ont déjà tout mais jamais assez, braillent contre « l'égalitarisme », contre l'égalité « niveleuse » afin de préserver, au nom de l'intérêt général, bien entendu, leur statut et leurs privilèges.
Un de leurs porte-paroles, un certain Macron, s'est fait une spécialité du rappel à l'ordre à l'intention des exploités. Les ouvrières de l'abattoir Gad qui perdent leur emploi sont avilies comme « illettrées » sous la morgue du banquier milliardaire. Le même entend bien s'attaquer à ces parasites que sont les chômeurs en renforçant les dispositifs de surveillance et de contrôle : vérification de « l'assiduité aux rendez-vous, (des) réponses aux offres d'emploi, (de) l'envoi de CV » avec sanctions à la clé : avertissement, baisse de l'allocation, suppression ! Car il est bien connu chez les gens fortunés que les sans emploi n'ont qu'un projet en tête : être payés à ne rien faire ! Selon l'orthodoxie économique, les merveilles de la loi du marché font que l'offre et la demande d'emploi doivent forcément s'équilibrer, donc tout chômage est volontaire, c'est un choix conscient et organisé... Visitant les corons, le grand bourgeois paternaliste se doit d'être miséricordieux et attentif au malheur du monde -un malheur pour lequel ses pareils et lui-même en tant qu'ancien ministre s'exemptent de toute responsabilité-. « L'effondrement des mines, du textile et de la sidérurgie a entraîné, dit-il, des difficultés économiques, des problèmes sanitaires, le chômage de longue durée », mais aussi (attention : rappel à l'ordre!) « le tabagisme, l'alcoolisme, l'échec scolaire ». Les misérables sont décidément incorrigibles. Depuis le XIXème siècle, le vice de l'intempérance sous toutes ses formes leur est systématiquement imputé. C'est dire l'originalité et la modernité de l'idéologie macronienne.
Il faut le savoir, pour les libéraux, la pauvreté d'un individu n'est que le résultat de comportements fautifs : oisiveté, paresse, imprévoyance, irrationalisme, absence de prévision... L'état des classes populaires a sa racine dans les vices qui leur sont propres, dans leur apathie, leur insouciance, leur défaut d'économie... En 1852, le duc de Persigny, ministre de l'Intérieur du Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte, lance une grande enquête agricole sous la forme d'un questionnaire extrêmement détaillé que devaient compléter des Commissions cantonales. La dernière partie porte sur les revenus et la dernière question est la suivante : « Fait-il (le journalier célibataire) des économies et à combien peut-on en évaluer le chiffre par année ? » Réponse de la Commission du canton de Créon : zéro ! Même question et même réponse à propos des revenus de la famille (Arch. départ. de la Gironde, 6M1405). Ah, l'incurable et fatale imprévoyance des pauvres pouvait-on déjà gémir ou s'indigner dans les cercles éclairés d'une bourgeoisie florissante.
Finalement le pauvre n'est dans sa situation que par calcul, imprudence ou oisiveté. S'il n'est pas définitivement un mauvais pauvre à châtier, il doit être encadré et rééduqué pour lui inculquer toutes ces qualités qui lui sont étrangères : la patience, le travail, la sobriété, la frugalité. Education morale et économique vont de pair. Il faut apprendre à l'ouvrier la prévoyance, le sens de l'épargne et le goût de l'accumulation. Surtout les libéraux s'opposent farouchement à toute aide publique qui n'est que désincitation au travail et encouragement à la paresse, elle conforte l'insouciance des pauvres et leur penchant naturel à la fainéantise. C'est toute la philosophie pro-business, comme ils disent, de M. Macron et de ses affidés, patrons, banquiers et affairistes...
NIR 179. 13 mars 2017