Les vices privés font les vertus publiques

     Pour les idéologues libéraux, il ne s'agit pas seulement de disqualifier et avilir les pauvres et les dominés, il faut aussi célébrer les riches et les possédants, proclamer leur légitimité, s'acharner à certifier la nécessité économique de leur prospérité. De Bernard de Mandeville au XVIIIème siècle à M. Jean Tirole (prix « Nobel » d'économie) au XXIème, il n'a pas manqué de doctrinaires zélés pour assurer cette gratifiante besogne. Mandeville est l'auteur de la parabole fondatrice du libéralisme économique connue sous le titre de Fable des abeilles, sous-titrée « Les vices privés font le bien public » : une ruche vivait heureuse et prospère, certes ce bonheur se fondait sur « ces métiers pénibles et laborieux où jour après jour s'échinent volontairement des misérables épuisant leur force et leur santé pour avoir de quoi manger », mais c'est la « prodigalité » et le « luxe » qui leur donnaient du travail, c'est « l'inconstance dans les mets, les meubles et les vêtements (qui) devenaient le moteur du commerce ». Voilà cependant que, décidant de devenir vertueux, les habitants entreprirent de débarrasser « cette ruche braillarde de la malhonnêteté ». Il s'ensuivit hélas la ruine, la perte de la splendeur, le dépérissement... Et Mandeville en conclut : « le vice est aussi nécessaire à l'Etat que la faim l'est pour manger (…). Il faut qu'existent la malhonnêteté, le luxe et l'orgueil (tiens, on dirait le portrait de Fillon!) si nous voulons en retirer le fruit ».

     Le physiocrate François Quesnay (1694-1774) a énoncé de même le dogme toujours actuel selon lequel les pauvres dépendent des riches qui, grâce à leur consommation, en les employant leur permettent de (sur)vivre. C'est la vieille rengaine rabâchée par Gattaz et le patronat : ce sont les entreprises (ils veulent dire les patrons) qui créent les emplois... Credo pieusement repris par M. Jean-Marie Rouart, du Figaro, dans une émission de télévision : Bernard Arnault (LVMH) « fait vivre » des milliers de salariés. Réponse du tac au tac de Bernard Friot : c'est exactement l'inverse, ce sont ses salariés qui font vivre (et plutôt bien) M. Bernard Arnault ! Une autre formulation de l'immoralité fondamentale du libéralisme économique, c'est-à-dire du capitalisme, est donnée, on le sait, par Adam Smith selon qui chacun n'est jamais animé que par son intérêt personnel. On connait la pirouette de Smith : en poursuivant son propre intérêt, l'individu sert, sans s'en rendre compte l'intérêt public, « il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ». J'ai toujours été sidéré que des gens dits économistes, supposés sérieux, instruits, diplômés et tout, puissent donner crédit à cette calembredaine de la « main invisible », qui relève à l'évidence de la pensée magique voire de la superstition : ne pouvant expliquer ou justifier le phénomène que l'on invente, on lui prête un caractère transcendant ou surnaturel donc nécessaire.

     On a ici une forme d'obscurantisme dont Molière se moquait déjà dans Le Malade imaginaire à propos de la « vertu dormitive de l'opium » : l'opium fait dormir parce qu'il a une vertu dormitive. De même les marchés se régulent tout seuls parce qu'ils ont une vertu autorégulatrice ! On est bien avancé ! Les marchés vivent leur vie sans qu'on n'y puisse rien, c'est ainsi que M.Tirole peut proférer sans ciller l'énormité selon laquelle « l'économie de marché n'a aucune raison de générer une structure des revenus et des richesses conformes à ce que voudrait la société » (cité dans le Monde,11.02.2017). Assertion parfaitement insensée : dans quel monde autre que social peut donc fonctionner l'économie de marché de M. Tirole ? Un monde fantasmé, sans doute, comme celui de Star Wars, gouverné par la seule puissance tutélaire, invisible et totalitaire de la « Force », nommée ici le Marché !

     Dernier attrape-nigaud, la théorie du « ruissellement », une vraie farce : figurez-vous que les richesses accumulées par les possédants finiraient par être redistribuées, mieux que par l'Etat, par le libre jeu du marché, assurant la prospérité de tous... On ne s'en aperçoit guère... C'est du mauvais esprit... Dans cette perspective, il ne faut surtout pas accabler d'impôts les riches ce qui les priverait de la joie bien naturelle de combler de bienfaits leurs concitoyens moins pourvus. Bref, pour que les pauvres soient ainsi choyés, il faut bien qu'il y ait des riches. Songez à la manne déversée sur tant de petites gens par l'achat à 15 000 euros l'un des costumes de M. Fillon. « J'aime bien le confort », concède-t-il. Mais, attention : c'est un geste humanitaire à l'intention des travailleurs du textile !

 

NIR 180. 27 mars 2017