Ceux qui « réussissent »...

     Sous Macron, le mépris de classe est désormais institué comme philosophie d'Etat. Face aux « fainéants », le modèle du bien, du beau, du bon s'incarne dans ceux qui « réussissent ». Mais qui réussissent quoi ? De quoi la « réussite » est-elle le nom dans l'évangile macronien ? Le verbe réussir est transitif, cela veut dire qu'il s'applique à un objet (complément d'objet en grammaire) : on réussit quelque chose. L'utiliser sous une forme intransitive (réussir tout court), c'est l'expression triviale de l'ambition sociale la plus médiocre qui soit : s'enrichir, faire du fric, devenir millionnaire... Cet idéal de cupidité qu'est le dogme macronien est à vrai dire au fondement de l'idéologie libérale. Il se double de bassesse morale. En effet, les libéraux ont beau prétendre que l'enrichissement de quelques uns profite à tous, on s'enrichit en fait toujours aux dépens d'autrui. L'exemple vient de haut. On sait comment la ministre du travail, Mme Pénicaud, s'est enrichi : en spéculant sur le licenciement des 900 salariés qu'elle avait elle-même planifié en tant que DRH de Danone. Rappelons cet incroyable mécanisme d'enrichissement facile et sans risque : on réserve un stock d'actions pour un haut cadre de l'entreprise à un prix fixe (55 000 actions à 38 euros l'une en l'occurrence pour Mme Pénicaud) à charge pour lui de les acheter à ce prix quand bon lui semble pour les revendre au moment favorable. En avril 2013, ce fut le cas, les actions de Mme Pénicaud sont passées à 58 euros. Elle les a alors achetées à 38 euros pour les revendre immédiatement à 58 ! Bénéfice instantané, 20 euros par actions soit plus de 1 million ! Quant au moment favorable, c'était évidemment le plan de « dégraissage », comme ils disent, de 900 emplois. Le malheur de ces salariés a fait le bonheur de Mme Pénicaud : elle est de ceux qui « réussissent »... Ce n'est que par antiphrase qu'un tel personnage peut-être appelé ministre du travail... Etrangement, il n'y a jamais de ministre du capital !

     Même un économiste libéral comme M. Daniel Cohen -qui en a vu d'autres- s'alarme : « l'économisme triomphe au sens où les gens sont désormais constamment ramenés à ce qu'ils gagnent ». Selon le dogme macronien, Einstein et Joliot-Curie qui n'ont pas fait fortune, Rimbaud et Modigliani morts misérables ne sont « rien » ! C'est le triomphe ultime du catéchisme libéral d'Adam Smith (1723-1790 : c'est dire la fraîcheur de la doxa macronienne!). C'est toute une anthropologie où l'individu, égoïste et retors par nature, verrait toute sa vie guidée par l'intérêt et le calcul économique, obéissant à la seule utilité et rationalité de forces économiques le dépassant car portées par une main invisible transcendante qu'il faudrait donc libérer de toute entrave... Comme un code du travail, par exemple... Cet individu libéral, cynique et intéressé, est une chimère mais c'est au nom de sa « liberté » que cherche à se perpétuer l'exploitation capitaliste alors que, comme le montre par exemple l'anthropologue américain David Graeber, « en réalité partout l'échange des biens est inséparables des interactions sociales et affectives ».

     C'est cette lutte inexpiable des intérêts individuels qu'il faudrait imposer dans les relations sociales. La forme « entreprise », caractérisée par la subordination du salarié, devrait devenir la norme sociale. On va s'acharner à greffer artificiellement sur le corps social qui n'en a nul besoin les codes de l'entreprise et du management, manière de donner les couleurs d'une prétendue modernité au renforcement des hiérarchies et des inégalités. Les candidats macronistes aux législatives ont été recrutés comme pour une « boîte » : envoi de CV, lettre de motivation, entretien d'embauche, coaching... C'est ainsi que l'on a vu débarquer à l'Assemblée nationale une armée de managers, lobbyistes, DRH... bien décidés à intégrer rapidement cette caste des dominants que Lionel Jospin, rendu peut-être lucide par son élimination à l'élection présidentielle, dénonçait mais un peu tard, en 2005, dans son livre Le monde comme je le vois : « une nouvelle aristocratie... Une alliance implicite entre les grands dirigeants d'entreprise, des financiers, des cadres élevés de l'industrie et des services, certains hauts fonctionnaires de l'Etat et des privilégiés des médias ». Le macronisme est la représentation politique directe et sans fard de cette caste qui, remarque encore Jospin, « enjoint aux autres catégories sociales de faire des sacrifices » en s'en dispensant pour elle-même. Et Jospin de découvrir, après les avoir servi, « l'insensibilité sociale » de ceux qui « réussissent » !

 

NIR 189. 18 septembre 2017