« Sauvons les riches ! »

 La société n'est pas partagée entre riches et pauvres. Elle est divisée en exploiteurs et exploités. Néanmoins, ce n 'est évidemment pas par hasard que la richesse est accumulée (et donc privatisée) par les exploiteurs et les possédants flanqués de toutes de sortes de clercs politiques et médiatiques, idéologues multicartes et prétendus philosophes chargés de propager la bonne parole de la soumission à l'argent. M. Pascal Bruckner est de ceux-là. Avocat sensible de toutes les causes désespérées, il se devait de participer à l'opération « Sauvons les riches ! » (Tribune « N'en déplaise aux donneurs de leçons, la richesse n'est pas un crime », le Monde, 21/22.04.2013). Noble tâche que celle de défendre les opprimés ! Car, figurez-vous que, de l'avis général, les riches sont persécutés, on a même parlé à l'UMP de « chasse aux riches ». Et M. Bruckner de reprendre les inévitables poncifs de la « haine » française de l'argent, etc. Il recourt surtout à la rhétorique spécieuse consistant à produire un contradicteur imaginaire dont il va pouvoir dénoncer le comportement qu'il lui prête -il « vocifère »- et à qui il va attribuer un argument stupide inventé de toutes pièces - « la richesse est un crime »-. Ayant aisément réfuté cette sottise que, pour ma part, je n'ai vu nulle part énoncée, M. Bruckner triomphe à bon compte d'un adversaire ainsi disqualifié...

     Il serait absurde de prétendre que la richesse en soi est un crime. Il est par contre légitime de s'interroger sur les conditions de son acquisition, lesquelles sont bien souvent douteuses et plus encore celles de sa conservation. Je parle bien entendu de ces fortunes incommensurables, immorales, illégitimes et parfois illégales dont on peut apercevoir quotidiennement les manifestations obscènes. M. Bruckner s'efforce de biaiser avec des niaiseries du genre « l'argent est à la fois corrupteur et nécessaire », « s'il y a de l'argent sale, il y a aussi de l'argent juste », « l'esprit d'entreprise, l'appât du gain (l'amalgame est de M. Bruckner, GLS) n'ont en soi rien de honteux ». Des propos de comptoir après le troisième whisky ! On a évidemment droit aux lieux communs défraîchis : « on décourage les jeunes... on pousse les plus talentueux à s'exiler... » Car le « talent » ne se mesure qu'à la rémunération qu'il suscite. Idéologie libérale rancie et farce pieuse d'un enrichissement individuel qui se fonderait seulement et vertueusement sur le travail, le « mérite » et le « talent » de la personne. Des vertus parcimonieusement dispensées par la Nature, le Destin ou la Providence à une poignée d'élus et légitimant leur domination sur une masse de paresseux incapables, sans qualités ni disposition autre que celle à obéir et que l'on appelle indifféremment les pauvres.

     Nantis de cette prédestination, les riches se croient tout permis. Le mensuel Capital, magazine du business, d'avril 2013 consacre 22 pages à détailler les bons plans de la fraude fiscale sans la moindre conscience du sordide de l'affaire. L'article essaye de mouiller tout le monde, gros et petits : petites combines visant à déclarer moins que ce que l'on gagne, « malaisé pour les salariés, convient le magazine, puisque leur déclaration est déjà préremplie », ce serait en revanche un « sport national pour les artisans, les commerçants ou les coiffeurs ». Mais qu'est-ce que cela à côté de ce que l'article appelle les « techniques sophistiquées des gros contribuables » : monter un trust dans un paradis fiscal, se faire verser son salaire à l'étranger, ne pas déclarer ses comptes bancaires à l'étranger, monter des sociétés en série pour ne pas payer la TVA, faire semblant de donner des actions à ses enfants ou les « montages savants à la limite de la légalité » : déguiser son salaire en plus-values boursières exonérées, oublier de déclarer une donation, escamoter ses plus-values d'entrepreneur... La fraude représente ainsi, selon Capital, 100% du produit annuel de l'impôt sur le revenu et de l'ISF réunis, 100% de la masse salariale de l'Etat, 92%du déficit public, six fois le « trou » de la Sécu... Le plus cynique, c'est que, dans le même numéro, tout un article est consacré aux « sacrifices » qu'il va « falloir faire dans la protection sociale », une série de mesures toutes plus mesquines les unes que les autres sur les retraites, la CSG, les prestations familiales, etc. Et à Capital on ne se rend même pas compte de l'incongruité qu'il peut y avoir à organiser la fraude fiscale chez les exploiteurs en même temps que l'on planifie des « sacrifices » pour les exploités !

 

29 avril 2013