Les égarements de M. Picq

On l'a déjà noté, M. Pascal Picq, paléontologue éminent, est un fervent défenseur de la liberté d'entreprise. Il en a parfaitement le droit. Tout comme celui de le proclamer. Il omet cependant de préciser que ce penchant ne relève que de l'opinion. Résultat : l'autorité scientifique incontestable dans son domaine de M. Picq permet d'accréditer un choix idéologique lui tout à fait contestable. On apprend sur son site (www.pascalpicq.fr) qu'il collabore actuellement « avec le monde économique et social et les entreprises sur les questions d'adaptation, de management de groupe et d'innovation ». Ceci explique peut-être cela.

     Tout au long de sa dernière chronique dans Sud-Ouest («Le libéralisme est-il une pensée de gauche ou de droite ? » 20.09.2014), il mène un parallèle douteux entre le darwinisme et ce qu'il appelle le « libéralisme entrepreneurial », sans jamais expliciter leurs rapports, suggérant par leur juxtaposition dans son propos que la vérité de l'évolutionnisme darwinien irait de pair avec celle de la liberté d'entreprise. Celle-ci se voit du coup promue au rang de fondement anthropologique de la société. Un tour de passe-passe d'une étonnante malhonnêteté chez un scientifique aussi distingué. D'autant que lui-même date l'invention de son « libéralisme entrepreneurial » de 1775, à Sheffield, dans le nord de l'Angleterre ! Autre manifestation de mauvaise foi, M. Picq attribue à la « gauche » une haine du darwinisme : c'est exactement le contraire et la gauche a toujours défendu la théorie de l'évolution contre tous les conservatismes, en particulier celui de l'Eglise... Ce contre quoi la gauche s'est élevé c'est le « darwinisme social » calqué, à la fin du XIXème siècle, par le philosophe anglais Herbert Spencer, sur la théorie darwinienne appliquée non plus à l'origine des espèces mais à l'origine des sociétés : la lutte pour la vie serait l'état naturel des relations interindividuelles et la concurrence acharnée le mode de fonctionnement des sociétés pour la sélection des plus aptes. Certes, M. Picq se démarque de Spencer, mais, ne lui en déplaise, on a bien ici la définition même du libéralisme, fut-il « entrepreneurial ».

     L'économiste et anthropologue Paul Jorion le rappelle, Keynes se moquait de l'idéologie de ses collègues économistes caractérisée par une version délirante du darwinisme. Il écrivait, en 1926, dans La Fin du laisser-faire, « pour les (économistes) darwiniens, c'est la libre concurrence qui a bâti l'homme (…). Il s'agit de la réussite suprême du hasard opérant dans un contexte de libre concurrence et de laisser-faire » (cité par Paul Jorion, le Monde, 01.07.2014). Pas étonnant que M. Picq n'apprécie guère Keynes. On peut le renvoyer alors à un ouvrage, qu'il connait certainement, de l'anthropologue Alain Testart. Celui-ci montre « pourquoi le modèle darwinien convient à l'évolution des espèces mais pas du tout à l'évolution des sociétés ». La démonstration se place sur le plan épistémique, celui de la méthodologie scientifique. Dans la théorie de l'évolution, les mutations dans une espèce ne sont pas préadaptées ; elles peuvent affecter un grand nombre de caractères de l'être vivant ; elles sont aléatoires, imprévisibles. Ce n'est pas du tout le cas des « innovations sociales ou culturelles ». L'humanité n'imagine que des solutions plus ou moins adaptées, dans un choix restreint de possibilités et en aucune façon aléatoire : toute découverte est préparée par de précédentes découvertes (Alain Testart, Avant l'histoire. L'évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Gallimard, 2012, pp. 141-149).

      Lucien Sève a pu relever dans le grand ouvrage de M. Picq sur L'Origine de l'humanité une erreur significative. M. Picq attribue à Engels l'idée selon laquelle la différence entre les singes et nous, « c'est l'outil ». Faux. Pour les marxistes, la frontière entre les grands singes et nous, c'est le travail, « ce n'est pas une série de propres individuels mais un gigantesque propre social : le cumul historique continu des productions collectives » (l'Humanité, 21.02.2013). On n'a jamais trouvé d'atelier où des singes en commun auraient fabriqué des outils ; la pierre avec laquelle le chimpanzé casse une noix n'est pas un « marteau » mais une pierre. Comme le rappelle Lucien Sève, pour le libéralisme « la société ne serait qu'une somme d'individus aux comportements inscrits dans la nature humaine laquelle commande un ordre social inchangeable ». Le libéralisme est bien de droite, M. Picq !

 

29 septembre 2014