ANTHROPOLOGIE ET DARWINISME. LES APPROXIMATIONS DE M. PICQ
Ce n'est pas la première fois que M. Pascal Picq, paléoanthropologue éminent, semble vouloir ériger la théorie de l'évolution des espèces de Darwin en modèle du développement de la société (chronique du 13.12.2014). Il faut le dire : même sous forme de raisonnement analogique, cette démarche est scientifiquement fausse et idéologiquement trompeuse.
Scientifiquement fausse. L'anthropologue Alain Testard explique, dans un ouvrage récent que M. Picq connait certainement, « pourquoi le modèle darwinien convient à l'évolution des espèces mais pas du tout à l'évolution des sociétés ». Pour la théorie de l'évolution, les mutations dans une espèce ne sont pas préadaptées ; elles peuvent affecter un grand nombre de caractères de l'être vivant ; elles sont aléatoires, imprévisibles. Ce n'est pas du tout le cas des « innovations sociales et culturelles ». L'humanité n'imagine que des solutions plus ou moins adaptées, dans un choix restreint de possibles et en aucune façon aléatoire : toute découverte est préparée par de précédentes découvertes. La cause est entendue.
Idéologiquement trompeuse. M. Picq est un fervent défenseur de la libre entreprise. Il en a parfaitement le droit. Tout comme celui de le proclamer. Il omet cependant de préciser que ce penchant ne relève que de l'opinion. Résultat : l'autorité scientifique incontestable dans son domaine de M. Picq permet de légitimer par la bande un choix idéologique lui tout à fait contestable. Bien qu'il s'en défende (assez mollement d'ailleurs), le parallèle douteux qu'il établit inconsidérément entre la théorie de l'évolution de Darwin et le développement de ce qu'il nomme « libéralisme entrepreneurial » (chronique du 20.09 2014) accrédite la vérité d'un « darwinisme social » où la théorie darwinienne serait appliquée non plus seulement à l'origine des espèces mais à l'origine des sociétés : la lutte pour la vie serait l'état naturel des relations interindividuelles et la concurrence acharnée le mode de fonctionnement des sociétés pour la sélection des plus aptes. Les libéraux ont ainsi toujours tenté de naturaliser leur conception d'une société hiérarchisée où la place des possédants ne saurait être discutée... En hypostasiant la liberté individuelle, en en faisant une sorte de substance universellement partagée dont chacun disposerait à sa guise, le libéralisme voudrait faire croire que l'on choisit librement et rationnellement d'être chômeur ou PDG, SDF ou actionnaire...
Il est regrettable que les navrantes approximations de M. Picq puissent tendre à banaliser -sans doute malgré lui- le déferlement d'un libre-échange prédateur et les ravages d'une cupidité abjecte qui sont la réalité du libéralisme entrepreneurial auquel il veut croire.
Courrier à Sud-Ouest (non paru), 15 décembre 2014