Macronisme et mépris de classe (2)

 


L’imaginaire social de la bourgeoisie, que l’on peut définir comme l’ensemble de ses représentations et croyances sur le monde social, n’a guère évolué depuis le XIXème siècle. On notera en particulier ici l’éternelle stigmatisation de ces êtres inférieurs qui se retrouvent sans emploi ni revenu, des miséreux, des gueux, des indigents disait-on au XIXème siècle… Aujourd’hui, ce sont « ceux qui ne sont rien », des « loosers », des « outsiders », voire des « sans-dents »… C’est toujours la même réprobation, le même mépris à l’égard d’individus qui ne doivent qu’à eux-mêmes leur situation inférieure par leur ignorance, leur paresse et diverses tares qui, dit-on, les accablent dont, par exemple, l’alcoolisme… En même temps, le libéralisme néo-classique leur attribue en tant qu’individus « rationnels » la capacité de maximiser leurs maigres profits en abusant de la « générosité » collective et donc des « aides » sociales… le terme « aides » est évidemment impropre : il s’agit en réalité des prestations d’une protection sociale parfaitement légitime et conquise de haute lutte. Les libéraux ont imposé l’usage du mot « aide » comme un stigmate de la fameuse imputation d’« assistanat » infligée aux « bénéficiaires » d’« aides » si magnanimement accordées.

C’est tout un processus séculaire d’humiliation des pauvres qui se poursuit. Il prend entre autres la forme d’une invraisemblable croisade officielle à propos de la « fraude au RSA » promue problème social majeur et grande cause nationale. En fait, selon une enquête du journal le Monde (21/22.02,2021), pour 1,8 millions d’allocataires du RSA, on relève 20 300 fraudes ou erreurs, soit 1,1 % de fraudeurs supposés… Il a fallu mobiliser pour ce résultat 2 500 fonctionnaires pour 28 millions de vérifications automatiques et 404 000 contrôles sur pièces dont 170 000 au domicile… Une véritable frénésie policière laquelle, pour ce qui est des inscrits à Pôle emploi, s’étend jusqu’à éplucher les relevés de compte, d’assurance-vie, de téléphone, jusqu’à des convocations pour des interrogatoires suspicieux où le sans-emploi est un coupable qu’il faut faire avouer… L’écrivain Edouard Louis parle avec juste raison d’une persécution des pauvres. Il faut ajouter les inextricables démarches pour l’obtention d’une prestation, les dispositifs kafkaïens, les pertes de dossiers, les refus injustifiés, les procédures interminables, tout un système dissuasif relevant d’une exclusion institutionnalisée. Résultat : le taux de non-recours était en 2015 de 68 % pour le RSA activité et de 35 % pour le RSA socle. La théorie du pauvre roublard et calculateur de l’économie néo-classique en prend un coup. Enfin le sociologue Julien Damon rapporte qu’en 2011 pour 3 à 4 milliards de fraude aux prestations, il y avait 80 milliards de fraude fiscale, soit 20 fois plus ! Comme dit le sociologue, « la fraude des pauvres est une pauvre fraude ».

Tout un pan de la théorie néolibérale s’est efforcé de donner un habillage savant aux préjugés les plus archaïques des possédants à l’égard des classes populaires. Il en est ainsi d’une conception du chômage où les travailleurs salariés seraient les premiers responsables du fléau par leurs comportements incompatibles avec une saine gestion de l’économie (capitaliste). L’économiste Laurent Cordonnier en a fait le tableau dans un petit livre savoureux, déjà ancien mais toujours aussi actuel que percutant (Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, Raisons d’agir, 2000). D’abord, le salarié est un peureux, il n’a aucun goût du risque et lorsqu’il perd son travail il préfère toucher une allocation plutôt que « créer son entreprise » selon le mantra libéral bien connu. Ensuite, la menace du chômage est la meilleure façon de combattre l’indolence, la paresse, le goût du moindre effort dont, comme tout patron le sait, est coutumier tout salarié. Mais le salarié est aussi un être instable, il ne s’attache pas à son entreprise, dit-on, et rechercherait cyniquement de meilleures conditions de travail et de rémunération ailleurs ; heureusement, la limitation des emplois et donc la perspective du chômage vient mettre le holà à ces humeurs vagabondes. Et puis le salarié est égoïste et sans coeur : lorsqu’il a un emploi, généralement il s’y accroche et défend son « privilège » d’« insider » contre les « outsiders » prêts à lui piquer sa place pour une rémunération inférieure… Des individus poltrons, paresseux, avides, capricieux et même méchants, c’est tout ça ma bonne dame qui fait le chômage…

NIR 264. 18 mai 2021.