Macronisme et mépris de classe (5)
La démocratie libérale s’est fondée sur le préjugé de l’incompétence politique quasi statutaire des classes populaires. J’ai déjà plusieurs fois cité la séparation emblématique conceptualisée par Sieyès en 1791 entre « citoyens actifs » et « citoyens passifs »… Et encore les citoyens actifs électeurs étaient-ils une infime minorité ! Le mode de sélection des citoyens actifs était évidemment la richesse, ce sont des propriétaires aisés, éduqués, disposant de suffisamment de loisirs pour s’occuper de la chose publique. Les non-propriétaires étaient réputés ennemis de la démocratie. Et, comme l’énonce Montesquieu : « Il y a toujours, dans un Etat, des gens distingués par la naissance, la richesse ou les honneurs : mais s’ils étaient confondus parmi le peuple, et s’ils n’y avaient qu’une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage (...) » (De l’esprit des lois, Livre XI, chapitre VI). L’objectif de la démocratie libérale sera donc d’éloigner, voire d’écarter, les classes populaires des actes législatifs et des centres de décision au profit des « gens distingués ». Tout en sauvegardant les apparences d’institutions démocratiques… Mais cela finit par se voir et l’immense cohorte des citoyens « passifs », même si elle n’est plus institutionnelle, vient de se manifester de manière massive aux dernières élections régionales et départementales par l’abstention de 2 électeurs sur 3 ! Il ne faut pas s’en étonner et l’affaire remonte à loin : « le mépris du peuple est une grande constante de l’Occident et il s’est accru, depuis le siècle des Lumières, au travers de valeurs universelles déconnectées du réel. La conception de la raison est à son origine, elle, qui, dès l’Antiquité, a exclu les sauvages et les esclaves de la Cité pour finalement priver l’individu de la démocratie » (Thierry Galibert, Le mépris du peuple. Critique de la raison d’État, Editions Sulliver, 2012). L’appréciation est sévère. Elle mérite examen.
Dans la période moderne, le mépris de classe a particulièrement accablé les représentants politiques de la classe ouvrière. Que l’on se rappelle les caricatures haineuses de Georges Marchais, ses prétendues fautes de français, son accent, sa représentation en truie dans le Bébête Show, les animaux « nobles » étant réservés à Chirac (en aigle) ou Barre (en ours). Ou encore, par exemple, ce portrait méprisant d’André Lajoinie par Pierre-Luc Séguillon, journaliste « de gauche » bien en cour dans les années 80 : Lajoinie est « petit, râblé, noueux, la tête enfoncée dans les épaules en devant de brouette [sic] (…). Le fil de son orthodoxe discours (…). Il parle monotone avec un accent de terroir corrézien (…). Le papier à fleur (de son domicile) ne sacrifie pas au raffinement de l’esthétique bourgeoise » (cité par Eric Darras, in Mépris de classe, ouvr. cité, p.143). Aujourd’hui, on a vu Philippe Poutou raillé en meute dans l’émission de Laurent Ruquier, On n’est pas couché (25 février 2017). C’est encore M. Luc Ferry, philosophe de salon pour rombières friquées, qui invective Poutou ; « avec Philippe Poutou débraillé en marcel pour représenter les ouvriers, pas étonnant qu’ils aillent massivement voter Le Pen » (cité par Eric Darras, p.127). M. Ferry en arbitre des élégances populaires, c’est assez comique. En fait, on n’a jamais vu Poutou en « marcel » (tricot de peau sans manches) mais en « tee-shirt », ce qui est déjà intolérable dans la grille des goûts de M. Ferry… Mais surtout, en parlant de « marcel », terme connotant pour lui la pire vulgarité populaire, M. Ferry ne fait que distiller une morgue venimeuse où ce qu’il décrit comme un avilissement vestimentaire entend renvoyer à un avilissement politique et moral.
Mais ici l’indignité politique des classes populaires est redoublée par la reprise d’une idée reçue ressassée (ce qui ne la rend pas plus vraie) selon laquelle les « ouvriers » votent « massivement Le Pen ». Il s’agit en fait de disqualifier le vote populaire qui, passant, comme ils disent, d’un extrême à l’autre, serait toujours aussi, irresponsable, ignorant, méprisable et finalement illégitime. C’est ainsi que la science politique officielle est allée chercher pour la recycler la vieille catégorie passe-partout de populisme...