Macronisme et mépris de classe (6)
Cela fait bien 20 ou 30 ans que de nombreux idéologues s’emploient à remettre au goût du jour la notion désuète de populisme. Ambiguë et polysémique, elle se prête à toutes les manipulations, y compris sous la forme d’un prétendu « populisme de gauche », expression aberrante qui n’est qu’un oxymore comme le serait « socialisme de droite ». Les politologues orthodoxes de Sciences Po et d’ailleurs, chargés du maintien de l’ordre idéologique établi, ont donc repris le « populisme » sous la forme d’une construction savante dont l’objectif est de disqualifier politiquement les groupes populaires. Cette fabrication repose sur une série de préjugés de classe au point que le mot populisme fonctionne autant comme injure que comme « style politique » pour reprendre une expression de Pierre-André Taguieff (Vingtième siècle, 56, 1997, « Le populisme et la science politique. Du mirage conceptuel aux vrais problèmes »). Car on retrouve ici cet essayiste, véritable éminence grise et à l’occasion inquisiteur, toujours aux franges d’une extrême-droite bienséante et pourvoyeur de la doxa politique la plus conservatrice. Il est l’inventeur de ces formules à double entrée comme le devenu fameux « islamo-gauchisme » ou, dans le cas du Front national, de « national-populisme ». On va y revenir. Son collègue Pascal Perrineau ira jusqu’à forger l’expression baroque de « trotsko-lepénisme » ! Ces formules ne sont le résultat d’aucun travail particulier d’enquête ou de recherche, elles sont fabriquées dans un bureau à partir des préventions de leurs auteurs et selon les besoins politiques du moment. L’« islamo-gauchisme » n’existait pas avant que le maître et ses suiveurs répandent l’expression… C’est ce qu’on appelle un effet performatif.
La masse du peuple est non seulement réputée socialement inculte et politiquement ignare mais en outre soumise aux pulsions basses et autres passions tristes, aux émotions incontrôlables et aux actes irréfléchis. La mobilisation populaire est toujours suspecte et irrationnelle puisqu’elle résulte soit de la manipulation d’un chef charismatique, soit de la peur, des instincts, du ressentiment, de la « grogne » (voir Annie Collowald, Le « populisme du FN » Un dangereux contresens », Editions du Croquant, 2004). Il y aurait toujours des agitateurs et des démagogues pour flatter l’instinctuel, le pulsionnel, le tribal dans le peuple (Taguieff) et pour porter les revendications insensées de foules menaçantes et dangereuses. Heureusement, face à eux vont se dresser le « parti de l’intelligence », le « cercle de la raison » (Alain Minc), une presse bien-pensante, des experts éclairés et l’État républicain.
Cette tradition de la délégitimation politique du peuple est fort ancienne. J’ai cité Montesquieu, mais que dire, hélas, de Voltaire dont la correspondance est édifiante : « j’entends par peuple, la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ou la capacité de s’instruire. Ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants » (Lettre à Etienne-Noël Damaville, 16 octobre 1765, citée par Thierry Galibert, Le mépris du peuple, ouvr.cité, p.237). Et le même Voltaire précise bien dans son Essai sur les mœurs (1756) : « un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne » (cité par Thierry Galibert, p.249). On est ici à l’exact contraire de Jean-Jacques Rousseau pour qui la souveraineté du peuple devait exprimer la volonté générale. Mais sans doute Rousseau était-il un peu… populiste ! Comme on voit, contrairement aux proclamations béates, les Lumières n’étaient pas un bloc homogène.
C’est pourtant au nom de cette idée irénique et consensuelle des Lumières que l’historiographie française dominante a toujours nié que la France ait pu être touchée par le fascisme alors qu’il sévissait partout en Europe. D’où l’expression de « national-populisme » forgée par P-A Taguieff pour désigner le Front national. Ce qui a un double avantage. D’abord donner une sorte de respectabilité à cette extrême-droite qui n’aurait rien de fasciste mais serait une sorte de quatrième branche de la droite en plus de celles édictées par René Rémond, orléaniste-légitimiste-bonapartiste. Ensuite prendre de la hauteur en feignant de déplorer ce qui serait l’adhésion des classes populaires à ce national-populisme par leur inclination à l’autoritarisme, l’intolérance, le souhait d’avoir un chef, le rejet des immigrés (Annie Collowald, p.109)… Et, accessoirement, de détourner l’attention de récentes manifestations fascisantes devant lesquelles Taguieff, Perrineau et consorts ont été d’une étrange discrétion : pétition de généraux à la retraite se disant prêts à une guerre civile ; vidéo simulant joyeusement le meurtre d’un militant de gauche ; chasse aux sorcières « islamo-gauchistes » et « décoloniales » ; essai de mise au pas de l’Université ; projet de police de la pensée… Aveuglement ou complaisance ?
NIR 268. 28 juillet 2021