Macronisme et violence symbolique
Quelles que soient les dénégations et, à l’inverse, les luttes menées pour les combattre, les processus de domination constituent l’essence des sociétés de classes. L’État bourgeois sert à légitimer et institutionnaliser toutes les sortes de domination, y compris sous couvert de bienveillance. Car, ne pouvant revendiquer de telles pratiques, il va se réclamer de grands principes consensuels : République, démocratie, laïcité, universalisme… qu’il va accommoder aux valeurs des classes possédantes dont il est le mandataire (on reviendra sur la différence entre principes et valeurs). Ainsi la démocratie, principe de gouvernement inattaquable puisque pouvoir du peuple, le demos, devient dans les Etats bourgeois la démocratie libérale qui n’en est qu’une forme corrompue visant à limiter ou détourner une souveraineté populaire dont on se méfie. Le système présidentiel français la rétrécit encore plus avec l’introduction d’une personnalisation du pouvoir qui relève de sa tradition autoritaire bonapartiste. Les présidents élus l’ont incarnée de façons diverses, Mitterrand et Hollande à la social-démocrate, c’est-à-dire en reprenant des dispositions qu’ils prétendaient combattre ; Chirac a abusé beaucoup de monde par un côté vaguement plébéien ; Sarkozy n’a jamais été autre chose pour la grande bourgeoisie qu’un parvenu un peu vulgaire… On est arrivé avec Macron à une prise de pouvoir directe de cette grande bourgeoisie qu’il a intégrée en devenant associé-gérant chez Rothschild via la case noblesse d’État.
Cette caste, on le sait, a été mise au jour et analysée par Pierre Bourdieu (1989). Produite, autoproduite et reproduite, en particulier dans ce qu’on appelle les grandes écoles, elle va s’assurer la domination du champ politique par l’imposition de critères de classements, hiérarchies, jugements visant à la fois à produire la légitimation de la domination et la méconnaissance de son arbitraire. Macron est une synthèse quasi parfaite des différentes formes de capitaux, culturel et économique, social et politique assurant la domination dans les champs du pouvoir, politique, économique, intellectuel… Et, pour couronner le tout, l’onction du suffrage universel (même par 1 électeur sur 4) lui confère un capital symbolique dont l’arbitraire originel restera méconnu.
On déplore régulièrement que les milieux populaires votent souvent à l’encontre de leurs intérêts. Comme le disait Bourdieu au Collège de France : « Comment se fait-il que les dominés obéissent ? (…). Qu’ils se soumettent si facilement ? » (Sur l’État, Raisons d’Agir, 2012, p.259). Si la démocratie libérale est peu coercitive, si la répression brutale, toujours possible, on l’a vu, reste occasionnelle, si la contrainte permanente est peu visible, c’est parce que la domination s’exerce sous la forme d’une violence symbolique, une violence « douce » qui permet de dépasser l’alternative contrainte/consentement. La violence symbolique se caractérise par trois traits principaux : la méconnaissance de l’arbitraire de la domination (arbitraire au sens où il n’y a rien de particulièrement rationnel, naturel ou inévitable à son imposition) ; la reconnaissance de cette domination comme légitime (légitimation résultant du fait que les schèmes d’appréciations et de représentations des situations sont produits par les dominants eux-mêmes) ; l’intériorisation/incorporation de la domination par les dominés (sous l’effet de différents dispositifs et institutions dont l’école). Et cela sans volonté délibérée ni complot, une « orchestration sans chef d’orchestre » comme dit Bourdieu laquelle passe donc néanmoins par des institutions (Etat, école, église, entreprise…) mais aussi par la croyance incorporée, par exemple, en des inégalités « naturelles » de capital économique et/ou culturel…
L’analyse marxiste utilise parfois la notion de fausse conscience laquelle est alors générée par le phénomène d’aliénation qui asservit le travailleur à des contraintes extérieures. Elle distingue également la classe en soi, objective, sans sentiment d’appartenance et la classe pour soi où l’accès à la conscience de classe révèle et active la luttes des classes. La grande industrie capitaliste en a permis l’éclosion par le regroupement de toujours plus de travailleurs en un même lieu rompant avec leur dissémination dans de petites unités de production au temps de la manufacture. Le retour aujourd’hui, en partie, à de petites unités de travail dispersant les salariés n’est guère favorable à la conscience de classe en individualisant les parcours, en créant des concurrences artificielles entre salariés conduisant ceux-ci à reprendre à leur compte les critères qui constituent leur propre situation de dominés et d’exploités : par exemple l’assentiment à de fausses oppositions du genre inclus/exclus ou, plus trivialement, travailleur/chômeur, salarié/assisté… L’émancipation des travailleurs passe par la révélation de l’arbitraire de ces mécanismes de reproduction de l’ordre établi. Blaise Pascal, dès le XVIIème siècle, avait ainsi dévoilé le principe caché qui est au fondement des sociétés de classes : « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste »…
NIR 277. 18 mai 2022.