La double vérité du travail
Toujours aussi péremptoire, la députée écologiste Sandrine Rousseau a décrété : la « valeur travail » serait une valeur de droite. L’expression est à la mode mais qu’est-ce qu’elle signifie ? Le travail produit de la valeur, mais est-ce que lui-même est une valeur ? La droite entend en faire une injonction morale pour dicter leur conduite à des classes laborieuses toujours suspectées de préférer la paresse. Est-ce qu’il faut entrer dans ce jeu ? En fait, le travail n’est pas une valeur, c’est-à-dire un critère adopté par un individu ou une société pour guider son jugement et sa conduite mais une pratique sociale, une « praxis » comme disent les philosophes. Le travail n’est pas toujours dans une société donnée un principe universel et intangible. Il est à la fois une nécessité et une contrainte. Sa définition en tant que pratique sociale est soumise aux aléas de l’histoire et à la configuration de la lutte des classes. L’Antiquité grecque dont nous sommes culturellement issus méprisait le travail et le reléguait aux artisans et aux esclaves. Sans parler de la malédiction biblique : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Du point de vue anthropologique, le travail est l’indispensable action de transformation de la nature, pour le meilleur : la survie et le développement de l’espèce et pour le pire : la destruction de la planète. Ainsi, la source des richesses accumulées par l’humanité est inséparablement la nature et le travail humain qui la métamorphose.
Mais avec le système capitaliste, le travail est devenu une marchandise. Plus exactement la force de travail dont chacun de nous dispose. Le processus -génialement décrit par Marx- est désormais bien connu : les capitalistes (en politiquement correct : les « entrepreneurs ») achètent (louent) la force de travail des individus sur ce qu’ils osent appeler un marché (du travail), comme du bétail sur un champ de foire, un marché où règne bien entendu la loi dite de l’offre et de la demande qui, en cas de forte demande d’emplois entraînée par un chômage structurel entretenu, abaisse le « coût du travail » (en réalité de la force de travail).. Ainsi, aux Etats-Unis, en ce moment, des « experts », rendant classiquement les hausses de salaires obtenues responsables de l’inflation, préconisent de faire remonter (comment?) le chômage à 10 % pour faire pression sur les salaires. Cynique mais banal. La force de travail a cette propriété de créer plus de valeur (économique, c’est-à-dire de richesses) que ce que le capitaliste lui en concède sous forme de salaire (le fameux « coût du travail » toujours prohibitif selon les patrons!), un salaire calculé pour la simple reproduction de la force de travail. Il est ainsi créée une survaleur (ou plus-value) que s’approprie le capitaliste . Il ne faut donc jamais oublier que le travail salarié est à la fois une spoliation, une exploitation, une aliénation. Pour la théorie marxiste, le travail est l’essence de l’être humain qui lui permet la reproduction de son existence matérielle. Mais Marx insiste sur la perte de cette essence dans le système capitaliste, le travailleur est séparé du produit de son travail qui lui devient étranger, c’est une aliénation au sens où le travailleur est dépossédé de sa raison d’être.
Cependant, il y a ce que Pierre Bourdieu analyse comme une « double vérité du travail »1. A la vérité objective de l’exploitation s’oppose en effet la vérité subjective de l’intérêt pour le travail, sa fonction de socialisation et, au-delà même du revenu, les profits symboliques associés à la profession. Il y a un investissement dans le travail qui est une méconnaissance de la vérité objective de l’exploitation.. Les travailleurs peuvent ainsi concourir à leur propre exploitation par l’effort même qu’ils font pour s’approprier leur travail. On sait, par exemple, le souci, jusque dans la grève, de protéger « l’outil de travail ». Cet investissement dans le travail fait vivre la perte d’emploi comme une mutilation symbolique imputable autant à la perte des raisons d’être associées au travail et au monde du travail qu’à la perte du salaire. L’indemnisation qui suit la perte d’emploi doit donc avoir une double fonction : matérielle et symbolique. On ne le dira jamais assez : un chômeur n’est pas un « assisté », c’est un travailleur privé d’emploi.
NIR 279. 5 octobre 2022.
1Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Essais Seuil, 2003, pp.291-295.