Haro sur le chômeur (I)
On ne l'a pas assez remarqué mais les inestimables experts de la supposée science économique -dont la version néo-classique est devenue la bible de notre temps- viennent de faire une stupéfiante découverte : figurez-vous que le problème du chômage, c'est les chômeurs ! Etonnant, non ? La solution est alors évidente : il suffit d'effacer les chômeurs et on ne parlera plus de chômage. C'est tout le sens des interventions récentes d'éminences gouvernementales, Rebsamen, Valls, Macron : il y aurait des gens qui ne cherchent pas d'emploi ; les indemnités sont trop généreuses ; il faut inciter les chômeurs à reprendre un emploi... Vieilles lunes libérales !
Ainsi Rebsamen s'indigne qu'il y ait 350 000 offres d'emplois non satisfaites, ce qui prouverait bien que les chômeurs ne cherchent pas beaucoup à travailler : « il n'est pas possible d'avoir des gens qui ne cherchent pas d'emploi », crache-t-il. Edentés, illettrés et fainéants... Rebsamen est ministre du travail, paraît-il, et personne ne lui a expliqué qu'un volant d'offres non satisfaites est normal, tout « marché du travail » comporte des offres non pourvues... le temps qu'elles le soient. C'est ce que les spécialistes appellent le « chômage frictionnel ». Mais, même en admettant que les 350 000 emplois en question soient pourvus, cela représente un dixième des chômeurs de catégorie A (sans aucune activité) ou 1 inscrit sur 20 à Pôle emploi (6 millions). Chaque année, il y a 21 millions de recrutements (dont seulement 3 millions de CDI), 350 000 représenteraient 1,7% des embauches totales... Dérisoire ! (voir l'article d'Hadrien Clouet dans le Monde, 04.09.2014). Ajoutons que Rebsamen, tout le monde le sait, a toujours rêvé d'être ministre de l'Intérieur. Il n'en a pas été jugé digne. Il se rattrape en fliquant les sans-emplois.
Quant à Valls, il multiplie les exercices de génuflexion à Bruxelles et devant Cameron. En Angleterre, il se plaint que la France aurait fait « le choix d'un chômage très important et très bien indemnisé ». C'est la fable ordinaire d'allocations chômages « très généreuses », reprise en boucle par tous les organes du crétinisme médiatique. Or, c'est faux ! D'une part le niveau d'indemnisation est autour de 70%, ce qui est la moyenne européenne ; d'autre part 6 chômeurs sur 10 ne sont pas indemnisés du tout ! Même pour l'AFEP, l'Association des grands patrons (plus de 5 000 salariés), il faut « nuancer » l'idée que l'indemnisation des chômeurs serait en France plus généreuse qu'ailleurs (les Echos, 17/18.01.2014). Et ne faudrait-il pas s'interroger sur cet adjectif « généreux » ? Comme si c'était par pure bonté d'âme que l'on octroyait des subsides aux privés d'emploi... Comme si c'était la charité et la bienveillance qui présidaient à la distribution des allocations chômage... Comme s'il ne s'agissait pas de puiser dans un fond commun auquel contribuent les salariés eux-mêmes comme protection, justement, contre la perte d'emploi...
Protection sociale ! L'expression et la chose exaspèrent Macron qui veut absolument « changer les mentalités ». Superflue la protection sociale, d'ailleurs lui-même n'y a jamais recours et « à force de trop protéger on ne protège rien », dit-il. Il faut bien avoir fait l'ENA pour soutenir ce paradoxe imbécile. En bon néo-libéral, Valls, lui, a trouvé la solution en Grande-Bretagne où, comme en Allemagne, proclame-t-il, « le temps partiel a permis de préserver l'emploi et de repartir ». Imposture. Valls osera-t-il proposer les « zero hour contracts » anglais ? Ces contrats ne garantissent aucun montant d'heures à l'employé, d'où l'appellation de contrats zéro heure. On doit attendre le bon vouloir du patron et accourir dès qu'il vous siffle, par simple SMS, parfois pour l'heure qui suit. On est payé à l'heure, sans aucune garantie et les contrats ne sont pas cumulables. La flexibilité totale. La précarisation absolue. Il y a 1,4 millions de ces contrats de misère (90% des 83 000 employés des MacDo britanniques en relèvent) qui sont comptés sans vergogne comme autant d'emplois. Le rêve de Valls et du patronat : ça c'est moderne, quasiment le stade ultime de l'exploitation capitaliste ! En réalité, en Angleterre, en Allemagne, au Danemark, la baisse comptable du taux de chômage a ainsi abouti à une hausse continue de la pauvreté. C'est le progrès : on supprime le chômage en métamorphosant les chômeurs en travailleurs pauvres, masse indifférenciée de gueux sans droits ni garanties, taillables et corvéables à merci, à la disposition sans limites des puissants. Cela rappelle quelque chose...
27 octobre 2014