La fabrication de la dette

Un cauchemar entièrement fabriqué hante l'Europe, celui de la « dette ». Repris et ânonné par tous les perroquets des médias, on en a fait un instrument de chantage contre les peuples pour imposer toujours plus d'austérité pour les uns et toujours plus de profits pour les autres. Tous les historiens le savent, les Etats ont toujours emprunté pour faire face aux dépenses et en raison des rentrées incertaines de l'impôt. Il y a donc toujours eu des « dettes souveraines » sans que l'on se croit obligé de faire sonner le tocsin à tout bout de champ, il y là un fonctionnement normal des Etats qui n'a rien à voir avec le fait de dépenser plus que ce que l'on possède. Faire croire que le budget d'un Etat est comme celui d'un ménage n 'est qu'une grossière ineptie destinée à duper la ménagère de moins de 50 ans !

On ne pourra donc que regretter ici que Jean-Christophe Le Duigou affirme avec une logique comptable assez myope qu' « il ne servirait à rien de la nier (la crise de la dette) » (HD, 22-28 septembre 2011). Ainsi la « pyramide des créances (...) est bien réelle » et « l'endettement facile et peu coûteux a joué comme une drogue ». On ne saurait être plus économiquement orthodoxe ! La raison en serait que « nos moyens de développement ont été largement gâchés » et le seul remède serait la « croissance économique (qui) avec un autre contenu a besoin d 'être confortée ». Ici aussi, quel navrant conformisme ! Jean-Christophe Le Duigou ne peut ignorer que le déficit est inhérent au fonctionnement de l'Etat parce qu'il est nécessaire au financement de l'investissement public. Faudrait-il donc adopter la « règle d'or » que veut imposer Sarkozy qui, en interdisant tout déficit à un Etat, limiterait ses possibilités d'investir dans les tâches qui lui incombent pour le bénéfice des populations ?

La fameuse « dette » a été fabriquée de deux façons. D'abord, si l'on veut, de manière effectivement comptable dans la mesure où les réformes fiscales de l'Etat néo-libéral ont constamment rogné les recettes par les avantages fiscaux accordés aux riches, déséquilibrant le budger de l'Etat. Ce n'est pas chose nouvelle et l'historien Gérard Béaur remarque que si, déjà, en 1789, « la monarchie succomba, c'est parce qu'elle ne fut pas capable de supprimer les avantages fiscaux des privilégiés » (le Monde, 14/15.08. 2011). L'autre manière est moins connue. C'est la règle européenne qui interdit désormais aux Banques centrales des Etats, qui sont publiques, toute création monétaire, en d'autres termes de faire fonctionner, expression bien connue, la célèbre «planche à billets» sous prétexte que cela pourrait générer de l'inflation, autre commode épouvantail.

Mais, on l'a vu, les Etats ont normalement besoin d'emprunter. Ne pouvant compter sur leur Banque centrale, ils vont emprunter aux... banques privées ! Et le tour est joué : celles-ci ne se font pas prier pour prêter, prêter... y compris l 'argent qu'elle n'ont pas. On estime que les banques prêtent à peu près six fois plus que ce qu'elles possèdent réellement. C'est d'autant plus facile qu'un prêt, pour elles, n'est qu'une ligne dans leur comptabilité, une simple écriture. Ainsi ce sont elles qui, par le crédit, font la création monétaire, c'est-à-dire augmentent la masse d'argent en circulation, sauf que c'est une monnaie virtuelle, une « monnaie scripturale » comme on dit.

Les banques se réapprovisionnent par les remboursements et les intérêts qu'elles perçoivent : 1400 milliards d'euros depuis 1973. Il ne faut pas que le circuit prêts-remboursements s'interrompe, ce serait désamorcer la pompe du crédit et il faut sans cesse emprunter pour que soit créée la monnaie qui fait tourner l'économie et la croissance. Et la dette peut ainsi s'auto-alimenter indéfiniment. C'est pourquoi les banques en difficulté, on l'a vu, seront renflouées par les banques centrales, soit sous forme de prêt, soit de recapitalisation. Ce qui veut dire en ce cas, in fine, que les Etats avancent aux banques l'argent que celles-ci vont lui prêter avec en plus des intérêts dégageant des profits, les revenus financiers, pour lesquels, on le sait, la fiscalité est très clémente. On est loin, il me semble de la simple « crise de la dette » que, selon Le Duigou, « il ne servirait à rien de nier » !

9 octobre 2011