La ségrégation socio-spatiale en Gironde

Il y a quelques années, Loïc Wacquant, sociologue bon connaisseur des ghettos noirs américains, récusait l’utilisation du terme « ghetto » pour les quartiers dits sensibles des cités de banlieue française : l’état de déréliction et d’anomie des ghettos noirs ne pouvait complètement s’y retrouver en raison de l’efficience du modèle social français et de la présence traditionnelle des services publics. Les choses ont évolué et Didier Lapeyronnie a pu récemment décrire les processus et les formes d’une véritable ghettoïsation dans certains quartiers populaires (1). Comment ne pas faire ici l’hypothèse que la mise en cause libérale du modèle social, jugé archaïque, et des services publics, jugés trop coûteux, est bien une des causes du phénomène?

La ségrégation sociale peut prendre des formes moins rudes que le ghetto mais néanmoins bien réelles et structurelles. L’étude conçue par l’Agence d’urbanisme Bordeaux métropole Aquitaine (a’urba) et coproduite par la CAF l’aborde par l’analyse des migrations et des mutations résidentielles d’allocataires de la CAF de la Gironde, entre 1998 et 2007 (2). Disons tout de suite qu’il s’agit d’un travail tout à fait remarquable et d’une richesse d’enseignements exceptionnelle. La population ciblée, celle des allocataires CAF de la Gironde, donc, comprend 258 000 personnes, soit 94 000 foyers. La méthodologie est claire et sobrement expliquée : l’échantillon est formé de quatre types de prestataires, on comprend que les bénéficiaires de minima sociaux ne constituent pas le même type d’allocataires que les bénéficiaires de prestations sans conditions de ressources comme les allocations familiales ; cinq types de mobilité résidentielle sont considérés, intra-CUB, CUB/hors CUB, etc. L’infographie est explicite et pertinente.

La période 1999-2007 voit une augmentation fulgurante du nombre de migrations CUB/hors CUB, pour l’essentiel des plus pauvres (minima sociaux). Le degré d’éloignement s’avère corrélé au niveau de revenu, les allocataires les plus pauvres se dirigeant en priorité vers des territoires où la part des « logements indignes » est la plus élevée (rives de Garonne et de Dordogne, marges nord et est du département). On assiste pour ces populations à une importante dissociation habitat/emploi et à l’allongement des distances domicile/emploi : 150 euros de carburant en moyenne par mois et par personne! L’éloignement résidentiel éloigne aussi de l’emploi et entretient la précarité. La ségrégation sociale imprègne les territoires : avec la spécialisation de territoires dans l’accueil de différentes populations, va-t-on bientôt devoir parler de ghettos ruraux? A noter que le phénomène classique de gentrification de Bordeaux, relevé par Dubet et al. (3), doit être relativisé par l’existence persistante de « logements de piètre qualité » que peuvent choisir des ménages pauvres et modestes.

L’étude donne courageusement des pistes d’action, propositions et scénarios d’avenir. On y relève le « développement soutenu des transports en commun » ou la « meilleure régulation des marchés foncier et immobilier ». Excellentes préconisations dont le seul inconvénient est de ne pas tenir compte de l’asservissement impitoyable à la rentabilité que produit l’économie de marché.

(1) Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Robert Laffont, 2008.
(2) Regards croisés sur la ségrégation sociospatiale en Gironde, ouvrage à paraître, a’urba et CAF.(3) Emile Victoire, Sociologie de Bordeaux, La Découverte, 2007.

Paru dans l'Ormée, 2 juillet 2014