Sur l'apprentissage de la lecture

M .J.-P. Terrail poursuit sa croisade contre les pédagogies nouvelles, le constructivisme piagétien et la « méthode globale » jusque dans le Diplo. En sociologue, il devrait pourtant savoir que les difficultés des élèves viennent bien davantage de déterminations socio-culturelles et de représentations de l'écrit différentes que l'école veut ignorer plutôt que d'incertaines méthodes d'apprentissage. Lier mécaniquement l'augmentation du nombre d'orthophonistes à une augmentation des difficultés de maîtrise de l'écrit est un amalgame tellement affligeant que je n'y insisterai pas. Parce que dans les années 50, il n'y avait pas de problèmes, en particulier en lecture grâce à la merveilleuse méthode « syllabique » et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes scolaires possibles... On peut pourtant faire, hélas, l'hypothèse, sans beaucoup de risques d'erreur, que les difficultés étaient aussi importantes mais on s 'en accommodait ou elles passaient inaperçues. C'était dans l'ordre des choses. On quittait le système scolaire à 14 ans et l'absence de diplômes n'était pas un obstacle rédhibitoire pour trouver un emploi. Il a fallu une démocratisation bâclée pour que soit révélée la réalité d'un appareil de reproduction sociale programmant l'échec des enfants des classes populaires. Mais J.-P. Terrail préfère reprendre, après d'autres, la fable d'infâmes pédagogues complotant pour saborder une école qui marchait si bien !

En fait la « méthode globale » est un fantasme et la « lecture-devinette » une plaisanterie qui n'ont guère affecté les pratiques en France, sinon marginalement, y compris sous la forme dite idéo- visuelle. Par contre, pour avoir suffisamment fréquenté les écoles élémentaires, j'affirme que les « méthodes mixtes », largement répandues, sont des méthodes essentiellement (et honteusement) syllabiques avec un prétendu « départ global » : d'une phrase on extrait un mot et de ce mot un « son » qui sera le prétexte d'une série d'exercices authentiquement syllabiques quoi qu'en dise M. Terrail. Ce n'est sans doute pas la sinistre méthode Boscher, mais on n'est pas si loin. Contrairement aux idées reçues, la « syllabique », comme dit M. Terrail, avantage les enfants de milieu favorisé qui ont un niveau de langage permettant une bonne discrimination des ces « sons » complexes ( et non « élémentaires ») que sont les phonèmes. C'est ce qu'on appelle la « conscience phonologique » : il est nécessaire de bien différencier les phonèmes pour leur appliquer legraphème qui convient, même si l 'apprentissage des graphèmes permet de favoriser en retour la discrimination phonologique, en français, en effet, le « son » des lettres est assez stable et correspond au langage oral.

Ce que l'apprentissage doit prendre en compte -et M. Terrail ne doit pas l'ignorer- c'est qu'il existe deux voies pour l'identification des mots écrits : une voie indirecte par l'association continue systématique des graphèmes et des phonèmes qui nous permet, par exemple, de « lire » ou déchiffrer les mots d'une langue alphabétique latine sans la connaître (comme les filles du poète Milton qui oralisaient les textes latins pour leur père aveugle) mais pas les mots à orthographe irrégulière comme oignon, second, monsieur ou les confusions d'origine morpho-syntaxiques comme le fameux les poules du couvent couvent ; une voie directe où une graphie peut être reconnue par appariement avec une représentation dans le lexique mental que l'enfant s'est construit (hé oui!). Les deux voies sont complémentaires et doivent toutes deux bénéficier d'un apprentissage. La voie directe, plus économique, est, bien nentendu, la voie habituelle du lecteur adulte qui va identifier les mots à l'aide d'informations matérielles, contextuelles et conceptuelles. Ajoutons qu'il y a longtemps que l'observation des mouvements oculaires a montré que la lecture n'est pas un mouvement linéaire continu lettre à lettre mais que l'oeil procède par saccades et fixations successives où est saisie l'information matérielle qui sera combinée à des informations de plus « haut-niveau ».

Faire croire que la « syllabique » va sauver l'école est absurde, irresponsable et réctionnaire. Et surtout non-fondé scientifiquement.

Gérard LOUSTALET-SENS

Psychologue scolaire retraité
Docteur en Sciences de l'Education
Ancien chargé de cours de psycholinguistique