De l'école (IV) : Nostalgies élitistes

 Nous avons vu que, quoi qu'en aient les enseignants, c'est l'école telle qu'elle est qui, par son fonctionnement même, génère les difficultés des enfants de milieux populaires car, pour encore citer Stéphane Bonnéry, elle « les confronte inévitablement à des façons de raisonner, de parler, de se voir soi-même qui ne leur sont pas familiers et qu'ils ne peuvent s'approprier que dans le cadre scolaire lui-même » (p.192). L'école, conçue à partir des caractéristiques d'une certaine catégorie d'élèves, est objectivée comme l'école de tous. Tout élève qui ne s'y insère pas sera alors réputé porter en lui les germes de son inadaptation : affaire de « dons » dit-on encore parfois (« il n'est pas doué pour les études ») ; d'intelligence (on a opposé un moment une prétendue « intelligence concrète » vouée à l'apprentiisage manuel à une « intelligence abstraite » propre à l'élite) ; de « rythmes » invente-ton aujourd'hui, sans qu'on sache si tel enfant est en difficulté parce qu'il est « lent » ou s'il est « lent » parce qu'il est en difficulté... Bref, cette difficulté est personnalisée et essentialisée en terme de manque, de retard, voire de handicap qu'il soit « socio-culturel » ou intellectuel. Le rôle de l'école dans ce naufrage n'est jamais interrogé et, dans le meilleur des cas, l'institution s'aveugle elle-même sur sa fonction de sélection où les critères de l'excellence sont justement ceux des élèves qui en sont déjà pourvus. Quant à ceux qui n'y répondent pas, on va, sans trop d'illusions, s'attacher à les redresser pour les faire entrer coûte que coûte dans le cadre avec toutes sortes de dispositifs orthopédagogiques : soutien, rattrapage, rééducation, remédiation, éducation prioritaire... auxquels se consacrent avec beaucoup de constance et si peu de résultats tant de bonnes volontés !

     On nous dit que, aujourd'hui, l'école va mal. Mais allait-elle mieux avant ? On a ici un des thémes favoris des néo-réactionnaires : Ah, l'école d'autrefois, comme c'était bien ! Et ces classes de  6ème qui n'étaient pas encombrées par des gueux incultes qui ne savent ni lire ni écrire... Fini, hélas, l'entre-soi des enfants de la bourgeoisie... Les mêmes voudraient nous faire croire que, dans les années 50, par exemple, il n'y avait pas de problèmes, en particulier en lecture par la grâce d'une mythique « méthode syllabique » et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes scolaires possible... Fariboles ! Les difficultés étaient aussi importantes mais on s'en accommodaient et elles passaient inaperçues... C'était dans l'ordre des choses... On quittait le système scolaire à 14 ans et l'absence de diplôme n'était pas un obstacle rédhibitoire pour trouver un emploi. La société était clairement partagée entre ceux qui font des études et ceux qui n'en font pas. L'enfant d'ouvrier qui « poursuivait » ses études suscitait, par sa relative exceptionnalité, la considération générale. Encore fallait-il passer l'examen d'entrée en 6ème lequel permettait d'entrer au cours complémentaire... Attention, il n'était pas question d'intégrer ces 6èmes de lycée réservées depuis toujours à l'élite (il y avait même des classes primaires) et qui seules ouvraient la voie alors sélective des études classiques : fort heureusement on n'y trouvait trace des ces barbares qui, aujourd'hui, défigurent nos sanctuaires républicains et piétinent nos chères humanités... Il a fallu une démocratisation bâclée pour que soit révélée la réalité d'un appareil de reproduction sociale programmant l'échec des enfants des classes populaires !

      Se voilant la face, les idéologues conservateurs ont alors inventé la fable d'infâmes pédagogues complotant pour saborder une école qui marchait si bien, paraît-il... On leur imputa même la promotion d'une diabolique « méthode globale » destinée à empêcher les petits Français d'apprendre à lire en les privant des joies simples du b-a ba... On amusa la galerie avec un pseudo-débat « syllabique/globale » occultant la véritable cause des problèmes... Les méthodes d'apprentissage de la lecture ont toujours suscité, en France, autant de passions que d'idées reçues. Et pourtant, comme aimait à dire mon premier inspecteur primaire, aucune méthode n'empêchera un enfant d'apprendre à lire. En tant qu'ancien apprenti-lecteur n'importe qui se croit autorisé à donner son avis. On va donc, pour finir, faire le point de cette question.

10 février 2014