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De l'école (V) : Apprendre à lire n'est pas un problème de méthode

 En matière d'apprentissage de la lecture, le combat syllabique/globale a cessé faute de combattants lorsqu'on s'est enfin aperçu que la « méthode globale », inventée par un honorable médecin belge du nom d'Ovide Decroly, n'avait jamais eu en France de véritable extension. Pas plus que des démarches proches comme la « méthode naturelle » de la pédagogie Freinet (toujours ultra-minoritaire) ou la conception idéo-visuelle élaborée par des chercheurs dans les années 70 (restée sans application pratique). Ce qui signifie que le principe alphabétique où un signe écrit (graphème) renvoie à un son de la langue (phonème) a toujours été explicitement enseigné, que ce soit sous la forme syllabique ou « mixte ».

     Les méthodes dites mixtes sont bien des méthodes syllabiques même si pour certains intégristes elles ne sont jamais assez syllabiques. On part généralement d'une phrase bien comprise par les enfants, par exemple « Papa prépare la soupe » (pourquoi pas?), pour en tirer le code phonologique ciblé ici sur la phonème [p] dont on va décliner les combinaisons syllabiques. La méthode Boscher, parangon de tous les manuels syllabiques, ne procède pas autrement avec des énoncés aussi exaltants que « Toto a été têtu » (p.8) ou « Dédé est malade » (p.14). Que l'on nous dise que le code phonologique, c'est-à-dire les correspondances graphèmes/phonèmes d'une langue phono-graphique comme la nôtre, s'inscrivent dans un réseau d'aires cérébrales bien repéré n'ajoute rien à la question (à moins de verser  dans le biologisme) : c'est le cas de tous les apprentissages ! Les lecteurs en langue idéo-graphique qui identifient les idéo-grammes avec le cerveau droit n'en ont pas pour autant une case de vide.

     Ce que la psychologie cognitive nous apprend et que l'apprentissage doit prendre en compte, c'est qu'il existe deux voies pour la reconnaissance des mots écrits : une voie indirecte par l'association continue des graphèmes et des phonèmes qui permet de déchiffrer des mots inconnus ou les mots d'une langue alphabétique latine sans la comprendre (comme les filles du poète Milton qui oralisaient les textes latins pour leur père aveugle), mais pas les mots à orthographe irrégulière comme oignon, second, monsieur..., ou les confusions morpho-syntaxiques comme les poules du couvent couvent ; une voie directe où une graphie peut être reconnue par appariement avec une réprésentation dans le lexique mental construit par l'apprenti-lecteur. La voie directe est généralement la voie habituelle du lecteur-expert (adulte) qui va identifier les mots à l'aide d'informations matérielles, contextuelles et conceptuelles. On a ainsi montré qu'un texte avec un titre est plus vite lu et mieux compris que le même texte sans titre. Ajoutons qu'il y a longtemps que l'observation des mouvements oculaires a montré que la lecture n'est pas un mouvement linéaire continu lettre à lettre mais que l'oeil procède par saccades et fixations successives où est saisie l'information matérielle qui sera combinée à des informations de plus « haut-niveau ».

   Apprendre à lire, ce n'est pas seulement acquérir une technique de déchiffrage, c'est aussi construire un lexique mental stockant les diverses représentations d'un mot : représentation phonologique (comment il se prononce), orthographique (comment il s'écrit et se lit), sémantique (ce qu'il signifie), morphologique (les marques du pluriel), morpho-syntaxique (les déclinaisons du verbe)... C'est ici, en particulier, que l'école échoue en considérant comme acquises des dispositions socio-culturelles et langagières qu'elle n'enseignera donc pas et qu'elle va néanmoins exiger et sanctionner. L'apprentissage de la lecture n'est pas une affaire de méthode -le code phonologique est partout, et à juste titre, explicitement enseigné- mais un problème de rapport au langage et de rapport au savoir. Rapport au langage : des prérequis de l'apprentissage comme la capacité de discrimination des phonèmes (conscience phonologique), l'étendue du lexique mental (vocabulaire), la rapidité d'accès à ce lexique n'ont rien de spontané. Rapport au savoir, en particulier un savoir scolaire qui tient à distance les enfants de milieux populaires parce que fondé, en toute connaissance de cause, sur les ressources culturelles, présentées comme universelles, des classe dominantes.

 

24 février 2014