• Accueil
  • École
  • L'APPRENTISSAGE DE LA LECTURE N'EST PAS UN PROBLEME DE METHODE

L'APPRENTISSAGE DE LA LECTURE N'EST PAS UN PROBLEME DE METHODE

Les méthodes d'apprentissage de la lecture ont toujours suscité en France autant de passions que d'idées reçues. Et pourtant, comme mon premier inspecteur primaire aimait dire : aucune méthode n'empêchera un enfant d'apprendre à lire ! La vulgate réactionnaire nous vante une idyllique école « d'autrefois » où il n'y avait pas de problèmes, en particulier en lecture par la grâce d'une mythique « méthode syllabique », et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes scolaires possible. Des fantasmes ! Difficultés et échecs n'étaient pas moindres, on s'en accommodait car c'était dans l'ordre des choses : on quittait le système scolaire à 14 ans, l'absence de diplôme n'était pas rédhibitoire pour trouver un emploi et les gueux n'étaient pas admis en 6ème.

     Il a fallu une démocratisation bâclée pour que soit révélée la réalité d'un appareil de reproduction sociale programmant et légitimant par le leurre méritocratique l'échec des enfants des classes populaires. Se voilant la face, les idéologues conservateurs ont alors inventé la fable d'infâmes pédagogues complotant pour saborder une école qui marchait, paraît-il, si bien. On leur imputa même la promotion d'une diabolique « méthode globale » destinée à empêcher les petits Français d'apprendre à lire en les privant des joies simples du b-a ba. On amusa la galerie avec un pseudo débat « syllabique/globale » occultant la véritable cause des problèmes.

     Le combat cessa faute de combattants lorsqu'on s'aperçut enfin que la méthode globale, inventée par un honorable médecin belge du nom d'Ovide Decroly, n'avait jamais eu, en France, de véritable extension. Pas plus que des démarches proches comme la « méthode naturelle » de la pédagogie Freinet (toujours ultra-minoritaire) ou la conception idéo-visuelle élaborée par des chercheurs dans les années 70 (restée sans application pratique). Ce qui signifie que le principe alphabétique où un signe écrit (graphème) renvoie à un son de la langue (phonème) a toujours été l'objet d'un enseignement explicite, que ce soit sous la forme « syllabique » ou « mixte ».

     Les méthodes dites mixtes sont bien des méthodes syllabiques même si, pour certains intégristes, elles ne sont jamais assez syllabiques. On part généralement d'une phrase bien comprise par les enfants, par exemple « Papa prépare la soupe » (pourquoi pas?), pour en tirer le code phonologique ciblé ici sur le phonème [p] dont on va décliner les combinaisons syllabiques. La méthode Boscher, parangon de tous les manuels syllabiques, ne procède pas autrement avec des énoncés aussi exaltants que « Toto a été têtu » (p.9). Que l'on nous dise que le code phonologique, c'est-à-dire les correspondances graphèmes/phonèmes d'une langue phono-graphique, s'inscrivent dans un réseau d'aires cérébrales bien repéré n'ajoute pas grand chose (à moins de verser dans le biologisme) : c'est le cas de tous les apprentissages !

    La psychologie cognitive nous apprend qu'il existe deux voies pour la reconnaissance des mots écrits : une voie indirecte par l'association continue des graphèmes et des phonèmes qui permet de déchiffrer des mots inconnus ou les mots d'une langue latine sans la comprendre mais pas les mots à orthographe irrégulière comme oignon, monsieur... ou les ambiguïtés morpho-syntaxiques comme les poules du couvent couvent ; une voie directe où une graphie peut être reconnue par appariement avec une représentation dans le lexique mental. La voie directe est généralement la voie habituelle du lecteur-expert (adulte) qui va identifier les mots à l'aide d'informations matérielles, contextuelles et conceptuelles. On a ainsi montré qu'un texte avec un titre est plus vite lu et mieux compris que le même texte sans titre. Ajoutons qu'il y a longtemps que l'observation des mouvements oculaires a montré que la lecture n'est pas un mouvement linéaire continu lettre à lettre mais que l'oeil procède par saccades et fixations successives où est saisie l'information matérielle qui sera combinée à des informations de plus « haut-niveau ».

     Apprendre à lire ce n'est pas seulement acquérir une technique de déchiffrage, c'est aussi construire un lexique mental stockant les diverses représentations d'un mot : représentation phonologique (comment il se prononce), orthographique (comment il s'écrit), sémantique (ce qu'il signifie), morphologique (les marques du pluriel)... C'est ici, en particulier, que l'école échoue en considérant comme acquises des dispositions culturelles et langagières qu'elle n'enseigne donc pas mais qu'elle va néanmoins exiger et sanctionner. L'apprentissage de la lecture n'est pas affaire de méthode -le code phonologique est partout, et à juste titre, explicitement enseigné- mais un problème de rapport au langage et de rapport au savoir. Rapport au langage : des prérequis de l'apprentissage comme la capacité de discrimination des phonèmes (conscience phonologique), l'étendue du lexique mental (vocabulaire), la rapidité d'accès à ce lexique n'ont rien de spontané. Rapport au savoir, en particulier un savoir scolaire qui est d'autant plus éloigné des enfants de milieux populaires qu'il est fondé, en toute connaissance de cause, sur les modes de socialisation et pratiques culturelles, présentés comme universels, des groupes sociaux à forts capitaux économique et/ou culturel.

 

Tribune parue dans l'Humanité, 27 février 2014