L'enfant, le savoir et le pédagogue
Même après une quarantaine d'années d'attention portée aux débats sur l'éducation, je suis sidéré par le niveau de haine obsédante, obtuse, irrationnelle que les Conservateurs vouent à ce qu'ils croient être la pédagogie, rebaptisée « pédagogisme » pour l'excommunier. On peut parler d'anathème tant la rage des « antipédagogues » semble relever d'un sentiment religieux, échapper à toute raison et céder à d'étonnantes dénonciations quasi inquisitoriales. Pas d'analyses mais un pathos étriqué d'où il ressort, selon Milner, que le souci de la forme de la transmission du savoir ne peut que nuire à la qualité des contenus académiques. Pour Julliard, en encore plus grossier, il paraît que « la pédagogie tend à se substituer au contenu même du savoir » (p.22) et il faudrait « proclamer la supériorité des contenus sur les méthodes d'acquisition » (p.65). Mais enfin, pourquoi vouloir à tout prix opposer les unes aux autres ? Où Julliard a-t-il vu que l'on aurait « substitué la pédagogie des mathématiques aux mathématiques elles-mêmes et la pédagogie de la grammaire à la grammaire » (p.22-23). Comment cela serait-il possible ? On est en plein délire...
Laissons là ces balivernes. Il n'est nul besoin d'être spécialiste pour comprendre que la relation d'enseignement est triangulaire : un enseignant, muni des connaissances académiques et des compétences instrumentales nécessaires, a pour charge de médiatiser la transmission d'un savoir constitué pour un enseigné en situation de le recevoir et de se l'approprier. A part quelques fanatiques, tout le monde admettra sans peine que, dans ces conditions, on ne peut pas s'improviser enseignant, qu'il ne suffit pas de parler pour être entendu et qu'un élève ne s'emplit pas de connaissances jusqu'au col comme une outre vide ! Je me permets de renvoyer ici au texte d'une tribune parue dans l'Humanité en 2003 et disponible sur mon site internet sous le titre « Du rapport au savoir (scolaire) », dans la rubrique « Ecole ». Quinze ans déjà. Et rien à y changer !
Enseigner n'est pas un « art » mais engage des procédures, des méthodes, des techniques, tout un corpus de savoirs et de savoir-faire inventorié par les sciences de l'éducation, la pédagogie, la didactique. Le but de l'enseignement n'est pas que l'enseignant se fasse plaisir mais que l'enseigné apprenne... La connaissance de l'enfant, de son développement psychologique, affectif et cognitif, est un prérequis évident. Les Conservateurs comme Milner règlent le problème en proférant que tout simplement l'enfance n'existe pas (p.111-112). Est-il utile d'insister sur une telle énormité ? Ils ont un ennemi juré, l'éminent psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980) et sa théorie constructiviste et interactionniste de l'origine des connaissances. Il y a des étapes dans le développement cognitif qui font que l'enfant ne peut pas apprendre n'importe quoi n'importe quand. Pour Piaget, le système de la logique n'est pas extérieur à l'homme mais est bien le produit du cerveau et de la pensée humaine et, dans son développement cognitif, l'enfant va en quelque sorte récapituler les étapes de la construction de la logique. Mais tout cela échappe sans doute à M. Milner qui va faire de son ignorance sur le sujet une vertu. A titre d'exemple, un raisonnement aussi simple pour l'adulte que la transitivité (si A=B et que B=C, alors A=C) n'est pas bien compris par le jeune enfant. On aura beau lui rabâcher la formulation, la lui faire apprendre par cœur, il ne la saisira que lorsqu'il sera confronté, à partir d'un certain âge, à une situation où elle s'avérera opératoire. C'est en cela que, selon Piaget, l'enfant « construit » son savoir. Il ne l'invente évidemment pas ! On peut ajouter que l'on sait aussi que le raisonnement logique est souvent biaisé par un raisonnement intuitif source d'erreurs : pour le même jeune enfant, 1kg de plomb sera plus lourd que 1kg de plumes parce que, intuitivement, le plomb est plus lourd que les plumes. Le raisonnement logique fondé ici sur la mesure viendra ultérieurement...
Comment un éducateur pourrait-il méconnaître ce genre de considérations ? Mais pour les Conservateurs, l'enfant doit laisser à la porte de ce sanctuaire que serait l'école toutes ses caractéristiques sociales, psychologiques, culturelles pour ne plus être qu'un élève anonyme, une sorte d'androïde à formater, un ilote arraché à sa condition pour lui inculquer le sens du Vrai, du Beau, du Bien, selon l'universalisme pompier de M. Finkielkraut, guichetier autodésigné d'une culture mandarinale qu'il voudrait mettre sous cloche pour en préserver l'improbable pureté !
NIR 213. 15 octobre 2018