Du rapport au savoir (scolaire)

A propos du savoir, quelques mots, me semble-t-il, s’imposent sur ce qui apparaît comme le lieu traditionnel de son acquisition: l’école. Je dis bien acquisition et pas seulement transmission.Un débat caricatural parcourt en effet les discours sur l’école: qu’est-ce qui doit être au centre du système, l’élève ou les savoirs? La controverse n’est pas que technique, mais les termes en sont mal posés: ce qui doit être au centre du système, c’est le rapport des élèves au(x) savoir(s).

Encore faut-il admettre ce qui devrait apparaître à tous comme une évidence: l’école est faite pour les élèves, pour leur permettre de s’approprier le patrimoine commun nécessaire à la formation de la personne dans une société donnée. En ce sens, pour reprendre une formule de Bernard Charlot, le rôle des enseignants est moins d’enseigner que de faire que les élèves apprennent.

La focalisation sur les « savoirs » dont l’école ne serait que le lieu de la transmission est une posture bien connue et largement médiatisée. Réactionnaire, elle se fonde sur un « élitisme républicain » dont la fonction de reproduction des inégalités sociales a été largement démontrée; démagogique, elle joue de tous les registres d’une nostalgie chimérique. Elle s’alimente aux lamentations sur la « baisse de niveau » en 6ème, opportunément confirmée par des évaluations internationales, dont l’origine ne se trouverait que dans des méthodes pédagogiques largement fantasmées...comme l’inusable spectre de la « méthode globale ». Notons qu’un certain nombre de pratiques dénoncées ici sont celles qui permettent à un pays comme la Finlande d’être en tête des évaluations: absence de cours magistral et de notes-sanctions, absence de redoublement, soutien individualisé, pas d’orientation précoce.

Le discours officiel sur les « fondamentaux » se réfère à ces dispositions régressives pour dire, comme le remarque François Dubet, aux enseignants et à l’opinion publique: « nous allons revenir aux bonnes vieilles méthodes, celles qui marchaient si bien quand l’école (le collège) n’accueillait que les enfants de la bourgeoisie ». C’est un retour à la pédagogie des Jésuites où l’élève était considéré comme une table rase à façonner. C’est une pédagogie de l’inculcation qui a fort bien fonctionné pour la formation d’élites qui savait y trouver la légitimation de leur statut de dominants. L’école républicaine n’y a jamais vraiment renoncé ce qui a constitué un obstacle rédhibitoire à une véritable démocratisation de l’enseignement.

Les tenants de ce qui serait une transmission pure et simple du savoir partent en réalité de la vieille conception charismatique de la relation enseignant/ enseigné: dans cette conception , un
« maître » aimé déverse son érudition sur de chères têtes -blondes de préférence- , des « disciples » émus et admiratifs ne rêvant qu’à leur tour de devenir « maîtres » mais ignorant que le « don » d’enseigner est une grâce accordée à peu d’élus! Le tout dans un climat de connivence culturelledont on sait les effets dans les processus de reproduction.

Il est probable que cette illusion du charisme professoral hante encore beaucoup de jeunes enseignants qui vont vivre comme une blessure narcissique l’indifférence ou l’hostilité des élèves devant le précieux savoir qui les a constitués, sans comprendre que ce savoir n’a pas du tout le même sens pour les uns et pour les autres. L’échec sera donc la faute de l’élève. Les élèves rétifs feront, dans le meilleur des cas, l’objet de considérations compassionnelles du genre: « ces élèves s’ennuient, ils perdent leur temps (sous-entendu: ils nous font perdre le nôtre!), il faut les mettre à part ». Ne s’agirait-il pas en réalité de se débarrasser de ces barbares, de ces gueux qui encombrent nos sanctuaires républicains et piétinent nos chères humanités?

Cela fait deux siècles et demi que Jean-Jacques Rousseau a expliqué que la démarche d’acquisition des connaissances ne saurait être une inculcation. Ce qui nécessite pour l’enseignant une information précise sur le développement de l’enfant, ses modes de fonctionnement intellectuel et scolaire, de manière à créer les conditions les plus favorables aux apprentissages dans les différentes matières. Cela ne s’improvise pas. Contrairement à une idée reçue particulièrement niaise enseigner n’est pas un « art ». Il existe ici un riche corps de connaissances que l’on appelle lapédagogie, constamment enrichi par la recherche en éducation. On sait que dans certains milieux, il est de bon ton de la brocarder, d’aucuns, érigeant en argument leur ignorance arrogante en la matière, en ont même fait un véritable sport médiatique.

Le rapport de l’élève au savoir est un domaine encore peu exploré. Avec Bernard Charlot, on peut distinguer rapport de savoir et rapport au savoir. Le rapport de savoir fonde une forme de supériorité normale, légitime, incontournable de l’enseignant face à l’enseigné. Mais c’est le rapportau savoir qui fonde la relation d’apprentissage. Ce qui est transmis, c’est de l’information, l’information appropriée par l’apprenant, c’est le savoir qui va donc demander un travail deconstruction et un travail d’appropriation. Le résultat sera stocké sous forme de représentations mentales constituant les connaissances du sujet, on peut les diversifier, selon une distinction utilisée en psychologie cognitive, en connaissances déclaratives et connaissances procédurales, ce qui implique des apprentissages spécifiques

Ce travail d’appropriation/construction du savoir suppose: des situations suscitant l’activité de l’élève afin de mobiliser ses ressources cognitives; des situations où le savoir prend du sens par rapport à des connaissances antérieures et des interrogations nouvelles sur le monde. L’analyse des situations en classe montre que tous les enfants n’ont pas le même rapport au savoir scolaire. Leformalisme de certaines pratiques de l’école accentue la distance entre ce savoir et les enfants des classes populaires. Beaucoup d’entre eux, en toute bonne foi, vont alors faire semblant d’apprendre en se conformant à des rites qu’il prennent pour la finalité de l’école. Ils n’arrivent pas à donner du sens à ce qu’ils font, restent à la surface des choses, échouent et se découragent, d’autant que dans notre système scolaire on passe presque autant de temps à évaluer les connaissances des élèves qu’à les leur faire acquérir. Enseigner, ce n’est pas tenir un discours en chaire: c’est aider l’élève à appréhender la nécessité d’un savoir dans une situation donnée, puis à le généraliser de façon à pouvoir le réutiliser dans une autre situation; c’est faire appel à l’activité de l’élève pour qu’il construise et intériorise ses savoirs en les mettant en rapport avec le monde qui l’entoure.

Pour conclure, on peut penser que Rousseau avait déjà tout dit de l’élève dans le Livre troisième de l’Emile: « Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avait dit mais parce qu’il l’a compris lui-même... Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus, il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres ».

Gérard LOUSTALET-SENS

Psychologue
Docteur en sciences de l’éducation

Texte pour une tribune dans l'Humanité parue le 17 octobre 2003.