19èmè Festival du Film d'Histoire de Pessac. Histoire et mémoire

Encore une très bonne sélection pour le Prix du film d’histoire dans la catégorie fiction. Petite hiérarchie personnelle tout de même: quatre films remarquables, quatre autres un léger degré au- dessous pour quelques réserves, un dernier un peu à part.

La Terre des hommes rouges, film italo-brésilien de Marco Bechis, commence en farce triste. D’une barque au milieu du fleuve, des touristes observent à la jumelle des Indiens supposés menaçants qui les guettent de la rive, peintures rouges (de guerre?) et arcs pointés. Quel frisson! La barque disparue, les Indiens vont se rhabiller, jeans et tee-shirts, pour regagner leur réserve en camion quelques cruzeiros en poche. C’est toute l’image de l’Occident, exploitation éhontée, bonne conscience satisfaite, exotisme niais... La vie dans la réserve est misérable, les suicides par pendaison se multiplient... Le chef guarani décide d’aller réoccuper une partie des terres ancestrales aujourd’hui largement cultivées en soja, telle la forêt des Nambikwara jadis étudiés par Lévi-Strauss et rasée pour laisser place à des champs de soja à l’infini avec la bénédiction du gouvernement social-démocrate de Lula dont on se demande comment on a pu en faire un révolutionnaire alors qu’un de ses premiers actes politiques a été d’allégeance au FMI! Le clan s’installe tant bien que mal. On s’en doute, tout cela finira mal. La caméra, chaleureuse et attentive, nous rend les Guaranis fraternels sans aucune démagogie. Le film n’est ni pesant ni manichéen. Le latifundiaire « spolié » hésite, sa femme a des scrupules humanistes, le chef indien est porté sur l’alcool... A noter en magnifique contrepoint une superbe musique baroque composée par un jésuite venu convertir les Guaranis au XVIIème siècle.

Hunger du britannique Steve Mc Queen sort en ce moment, un film d’une puissance esthétique et politique rare. La vie et la mort de Bobby Sands, en grève de la faim, et de ses compagnons de l’IRA. Comment la machine à broyer de la « justice » anglaise dompte les corps mais fortifie les consciences. Tout ici fait sens, le long et passionnant dialogue, en plan fixe, de Bobby Sands et du Père Moran, la violence des coups froidement et systématiquement assénés, l’exécution par l’IRA du gardien tortionnaire aux poings ensanglantés à force de frapper alors qu’il rend visite à sa mère visiblement en proie à la maladie d’Alzheimer (comme Thatcher aujourd’hui!) et surtout la dégradation du corps de Bobby Sands filmé sans aucune morbidité ni complaisance et qui semble se dissoudre...

On comprend la Caméra d’Or à Cannes de Il Divo (Italie) de Paolo Sorrentino. Portrait stupéfiant de Giulio Andreotti, le machiavélisme fait politicien, ne vivant que pour l’intrigue et surtout deus ex machina de toute la machinerie anticommuniste de l’Italie post-fasciste. Même sans connaître le détail de la politique italienne d’après-guerre, on ne peut qu’être saisi par ce plongeon vertigineux dans un univers vénéneux de conspirations et de manipulations où tout converge vers Andreotti, mêlant politiciens, banquiers, grands patrons, maffiosi, ecclésiastiques et où les terroristes n’étaient pas forcément ceux que l’on croit.... Aldo Moro aurait pu en dire long là-dessus! Réalisation virtuose où les plans imprévus se succèdent en une logique implacable. A noter la composition du comédien Toni Servillo qui, en Andreotti, s’est fait la tête fascinante d’un Droopy qui inquièterait au lieu de faire rire et n’aurait jamais été heureux.

Et puis il y a Karaula de Rajko Grlic. J’avoue un faible pour ce cinéma (ex) yougoslave (Grlic est croate) palpitant de vie, qui sait si bien mêler truculence et gravité et dont l’archétype est Kusturiça. Ici, en 1987, une garnison de l’armée yougoslave (Serbes, Bosniaques, Croates) tient, dans l’ennui, un poste frontière face à une improbable invasion albanaise. C’est évidemment le thème du Désert des Tartares mais traité avec un entrain et un sens de la dérision étonnants. Le lieutenant consigne sa garnison non pas pour un objectif militaire mais pour avoir le temps de régler un problème personnel intime que le spectateur découvrira. Le « docteur », un étudiant en médecine, est chargé de la liaison avec la ville voisine, ce qui entraînera un certain nombre de péripéties. Le tout sur fond de satire réjouissante du culte de la personnalité titiste. La fin, tragi-comique, est un véritable apologue de l’autodestruction de la Fédération yougoslave.

Katyn de Andrzej Wajda est un film éprouvant. Certains, en France, se gaussent du devoir de mémoire. Ce n’est pas le cas des Polonais à propos du massacre de Katyn, en 1940, où plusieurs milliers d’officiers polonais furent exécutés sur l’ordre de Staline. D’autant plus que les Soviétiques -cynisme ou mauvaise conscience?- ont voulu le faire attribuer, pendant plus de 50 ans, aux Nazis! Je ne suis pas certain que, chez Wajda, centrer le drame sur l’histoire singulière d’une famille n’affaiblisse pas le propos d’un film indispensable. La dernière partie est la plus édifiante et convaincante où l’on voit comment dans la Pologne « populaire » d’après-guerre tout était fait pour entretenir un mensonge que personne n’ignorait comme tel! La réalisation ne nous épargne aucun détails, jusqu’au haut-le-cœur, des exécutions. Un poids démonstratif sans doute incontournable pour être à la mesure de l’ampleur de la forfaiture.

Désobéir, Aristides de Sousa Mendes, de Joël Santoni, est un film probe, émouvant et nécessaire. On connaît l’histoire de ce consul du Portugal à Bordeaux qui choisit, au prix assumé de sa carrière, de sauver plusieurs dizaines de milliers de réfugiés juifs en leur distribuant à la chaîne des visas leur permettant de fuir au Portugal. La réalisation est appliquée, un rien apologétique, avec il est vrai un Bernard Le Coq convaincant dans le rôle d’un Sousa Mendes dont l’aristocratisme affable contraste avec les appréhensions médiocres et la fébrilité de son secrétaire Seabra (excellent Roger Souza) qui finit par se laisser emporter.

Dans Teza, Haile Gerima, cinéaste éthiopien formé aux Etats-Unis, mélange la chronologie, ce qui rend assez bien compte de la confusion qui a marqué l’histoire de l’Ethiopie dans les années 70- 80, même si on a du mal à suivre et si la narration en apparaît chaotique. Il y a du déchirement dans l’histoire de ces intellectuels en exil, acquis aux idées révolutionnaires dans des discussions enfiévrées, qui reviennent au pays mettre leur enthousiasme et leur savoir au service d’une société en révolution. On connaît la suite, Mengistu élimine les officiers révolutionnaires qui ont renversé avec lui le Négus autocrate Haïlé Sélassié et impose sa paranoïa de type stalinien, même si les ingérences américaines, la suite l’a prouvé, ne relevaient pas du fantasme. Au lieu de faire confiance au peuple, il multiplie purges et exécutions, la famine s’installe, le rêve se perd... Anberber, le personnage principal, traverse les évènements dans la douleur. L’Ethiopie n’est pas sortie d’affaire et le film reste pessimiste qui ne voit le peuple que soit fanatisé soit obscurantiste.

Reste Pour un instant la liberté de l’Iranien Arash T. Riahi qui a raflé tous les prix à Pessac, Jury, Public, Lycéen. Je ne vais pas me singulariser: c’est un très beau film. Des exilés fuyant le régime iranien des ayatollahs sont réfugiés en Turquie, à Ankara, dans l’attente d’improbables papiers leur permettant de gagner l’Autriche ou l’Allemagne. L’angoisse, la désespérance, la survie quotidienne tempérées de cet humour que l’on dit du désespoir sont leur lot permanent. Riahi filme avec acuité et chaleur de multiples personnages qui, loin d’être de simples archétypes, sont caractérisés avec une attention et une finesse qui les rend particulièrement attachants. Ils inspirent moins de la compassion que de l’admiration pour leur opiniâtreté et leur vitalité. Le rythme est vif, les péripéties se succèdent, peut-être, et ce sera ma seule réserve, sont-elles parfois un peu trop attendues.

Je veux voir de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige est un film bizarre. Catherine Deneuve et l’acteur libanais Rabih Mroué y sont censés tenir leur propre rôle. C’est un long périple en voiture à travers un Liban ravagé où même les rochers semblent des ruines mais d’où le peuple libanais lui- même est étrangement absent, réduit à quelques figurants venus apercevoir la star. « Je veux voir », a-t-elle dit. Mais qu’a-t-elle vu? On attend en vain que le film commence. Jusqu’à la fin en forme de mondanité à l’ambassade. La beauté sereine de Deneuve est certes un contraste permanent avec un pays dévasté. On aime l’une et on plaint l’autre, mais, quand même, tout cela fait un peu Bécassine au Liban.

En vérité, j’aurais eu une préférence pour le prix de la fiction, mais le film n’était pas en compétition. C’est celui présenté en ouverture du festival, La Bande à Baader de Uli Edel. On est ébahi par la puissance d’évocation de ces années où les luttes anti-impérialistes tenaient le devant de la scène tandis que s’ourdissait en silence la contre-révolution ultra-libérale qui allait s’épanouir sous Reagan et Thatcher. La cause anti-impérialiste était juste et la démocratie de l’Allemagne de l’Ouest douteuse avec la réintégration d’anciens nazis à tous les étages de la vie publique, lesberufsverbote (interdits professionnels à l’encontre des communistes ou présumés tels), la chasse aux communistes en général, mais en faire un Etat policier et fasciste de manière à légitimer le terrorisme était à l’évidence dénué de toute pertinence et ne pouvait déboucher que sur le meurtre aveugle et l’autodestruction. Le film d’Uli Edel montre avec force et justesse, me semble-t-il, l’intensité de ces affrontements et de ces débats qui ne concernaient pas que l’Allemagne et remet en contexte ce que fut la Fraction Armée Rouge. Il peut alors s’attarder sur les personnages et, contrairement à ce qu’il est de bon ton de répandre, sans complaisance: Andreas Baader est présenté comme un psychopathe violent, impulsif et irresponsable, Gudrun Ensslin comme une enragée glaciale. Pour Ulrike Meinhof, c’est autre chose, vraie politique et authentique militante elle gardera toujours des doutes et s’en suicidera en prison. Déterminés mais petits-bourgeois dans l’âme, les gens de la RAF, partis s’entraîner dans un camp palestinien (dont le chef leur parle en français!), y seront vite considérés comme des amateurs ingérables. Le film s’attarde sur la prise en otage de Hanns-Martin Schleyer, le « patron des patrons » allemands, par la deuxième génération de la RAF, pour négocier la libération de Baader, Ensslin et Raspe. Après le suicide de ceux-ci, Schleyer est abattu. Ce dignitaire de la RFA était aussi un ancien officier SS (le film ne le dit pas), ce qui, évidemment, ne justifie en aucun cas une exécution sommaire mais aurait peut-être dû relativiser certaines indignations sélectives. Un film d’une grande force, dont on n’est pas obligé de partager tous les attendus, mais qui dit l’histoire.

Paru dans les Nouvelles, 1er décembre 2008