Culture bling-bling ou service public de la culture?
Ce numéro de l’Ormée célèbre le bois, matériau anthropologique et donc culturel par excellence, lié à toutes les activités humaines. Les esquifs des Chantiers Tramasset en perpétuent la tradition, la passerelle de Kawamata aussi, à sa manière grandiloquente, avec ses 400 mètres cubes de bois de pin. Le FRAC nous a montré la forêt dans tous ses états, même si on reste un peu sur sa faim faute sans doute des moyens d’en exposer davantage (Hangar G2). Mais le plus bel objet de la culture du bois qu’on peut peut-être voir en ce moment (jusqu’au 16 mai) à Bordeaux, c’est le Woody(woodpecker) géant de Vincent Kohler (groupe Buy Selff, au CAPC), un pic-vert monumental totemisé, à la structure archaïsante faite de rondins assemblés taillés à la tronçonneuse et qui prend des faux airs de l’autre Woody (Allen).
Il s’agit bien sûr d’art contemporain. Contrairement aux idées reçues, l’accès en est simple car les œuvres sont toujours contextualisées et leur signification attestée, parfois même avec un véritable mode d’emploi : la compréhension d’une œuvre n’a jamais nui au plaisir esthétique qu’on peut y trouver. On sait, en psychologie, depuis pas mal de temps, que l’émotion, non seulement ne s’oppose pas à la cognition, mais qu’elle en est un moteur. L’art contemporain, en jouant du contexte, a démystifié l’idéologie charismatique, fétichisante et intimidante de l’œuvre spontanée et inspirée, universelle et intemporelle, produit d’un « créateur incréé », pour reprendre une expression de Bourdieu. Le homard suspendu de Jeff Koons surprend moins comme objet infantile promu œuvre d’art que par l’incongruité de sa présence dans cette métonymie du classicisme qu’est Versailles. Le contexte peut même être partie intégrante de l’œuvre comme dans le Street Art. Les œuvres de la culture légitime sont elles-mêmes recontextualisées et la Joconde ne se conçoit plus en dehors du Louvre et de l’imaginaire qu’elle a suscité.
Quoi d’autre que l’intervention publique peut donner à ce type de création le temps de trouver son audience, même minoritaire! Les Américains eux-mêmes, qui ne vivent que de mécénat, découvrent les FRAC avec stupéfaction et envie, ils voient comme un « miracle » que « les institutions publiques s’engagent vraiment pour l’art en France » (le Monde, 05.03.2010). L’initiative privée, ce sont des caprices de milliardaires arrogants, tel Pinault installant ses collections à Venise. C’est aussi l’ostentation de nouveaux riches, tel Bernard Arnaud invité par le supplément-fric du Monde (septembre 2009) à philosopher -on a les penseurs qu’on peut- sur « les vraies valeurs pour les produits de luxe ». C’est aussi nul que prétentieux. « Qualité extrême », nous dit-il : au prix que ça coûte c’est bien le moins ; « légitimité des formes » : ça ne veut rien dire (que serait donc un forme illégitime?) mais ça fait bien ; « racines de leur histoire » : ce n’est qu’un désolant pléonasme ; « inventivité de la création » : que serait donc une création non inventive? Mais surtout, le privé c’est ce que l’Appel de la revue Cassandre/Horschamp nomme « l’invasion délétère de l’esprit marchand » (www.horschamp.org). La seule culture qui intéresse, en bon système libéral, est celle qui rapporte un profit immédiat. C’est la culture bling bling où la moindre production musicale, filmique, télévisuelle, voire picturale, etc. doit « faire évènement ». D’où l’inflation insupportable des annonces emphatiques de « concert évènement », de « film évènement », de « disque évènement »... On ne parle plus chez les marchands que de best sellers et de blockbusters, le franglais des mots en désignant bien l’origine. Seules, paraît-il, les paillettes se vendent et la culture ne saurait être une affaire de coût mais de coup! En conséquence, c’est dans la communication que l’on investira et non dans la création.
Le corollaire de la peste libérale en matière culturelle, c’est évidemment le démantèlement du service public de la culture, à commencer par le ministère où, dans le cadre de la sinistre RGPP, les directions du livre, du théâtre, de la musique, des arts plastiques ont été supprimées. A la place, une vague direction de la création artistique et surtout, selon une expression détestable qui en dit long, celle des « industries culturelles ». Place à la « rationalité économique » et à « l’économie créative » (sans doute veulent-ils dire : récréative!). Cela a commencé il y a un an avec l’installation par Sarkozy du Conseil de la Création artistique confié à Marin Karmitz, ex-révolutionnaire devenu commerçant. Un CCA qui parasite le budget du ministère et constitue, selon le président du SYNDEAC, le « cheval de Troie du libéralisme » chargé de produire des coups, le bluff, la parade et le bling bling étant désormais le fin du fin de la création. Tous les responsables culturels n’ont pas eu, comme Dominique Pitoiset, directeur du TNBA, la dignité de récuser le fait du prince : 350 000 euros refusés parce que Dominique Pitoiset n’accepte pas de « faire de l’évènementiel ». Mais ce n’est pas tout et l’annihilation des aides publiques à la culture va toucher les collectivités territoriales ainsi que l’ont dénoncé le SYNDEAC et la CGT-Spectacles dans la manifestation du 29 mars dernier. Outre des transferts de charge sans compensations équivalentes, les collectivités territoriales -qui assurent 70% des aides publiques à la culture- vont perdre la recette essentielle qu’est la taxe professionnelle : sans mobilisation, des coupes sombres sont à prévoir dans des financements de l’art et de la culture déjà souvent difficiles à obtenir...
Editorial pour l'Ormée, 5 avril 2010