De la Revue du mois aux cahiers rationalistes : quelle filiation ?

 

Producteurs et détenteurs de connaissances, les intellectuels se sont souvent donné pour mission de défendre et diffuser les savoirs scientifiques. Tâche toujours actuelle face à ce que Régis Debray appelle un « nihilisme épistémologique qui tend à mettre au même niveau savoirs et opinions » (entretien dans l'Humanité, 10.06.2016). L'objectif que s'est fixé l'Union rationaliste est ainsi exprimé dans la première phrase de son premier bulletin (janvier 1931) : « l'Union rationaliste, qui publie aujourd'hui son premier bulletin, s'est fondée pour défendre et répandre dans le grand public l'esprit et les méthodes de la science ».

      Mais il y a un précédent : le 10 janvier 1906 paraît le premier numéro de la Revue du mois fondée par le mathématicien Emile Borel dans des conditions un peu improbables. Emile Borel gagne en 1905 un prix de mathématiques de l'Académie des sciences, le prix « Petit d'Ormoy ». Il demande à son épouse, Marguerite, également connue sous le nom de plume de Camille Marbo (1), ce qu'elle désire faire de cette somme. Femme de lettres, elle propose de créer un journal ou une revue. Ce projet verra le jour avec La Revue du mois. Emile Borel en sera le directeur.

 

       On est alors en pleine « Belle Epoque ». Politiquement, c'est l'affrontement de deux blocs : bloc des milieux conservateurs et catholiques qui ont été antidreyfusards et bloc des modérés, radicaux, socialistes. Le bloc des gauches triomphe en 1902, instaurant ce qu'on appellera la République radicale. A la Revue du mois, on est plutôt républicain de gauche, voire plus... Mais c'est surtout une sorte de cénacle qui gravite autour de la revue. Camille Marbo en parle de l'intérieur dans ses Mémoires (2), un ouvrage récent l'évoque (3), la Revue de la Bibliothèque nationale de France lui a consacré un numéro (4). Le groupe se retrouve souvent en villégiature aussi festive que studieuse sur la presqu'île de l'Arcouest, en Bretagne, sous la houlette de l'historien Charles Seignobos, normalien, comme beaucoup d'entre eux. On y partage innocemment un entre-soi volontiers endogamique. Dans cette atmosphère un peu phalanstère, un peu Thélème, on pratique avec bonheur l'amitié, la politique et la science (5). Marguerite Borel et Marie Curie étaient ainsi très liées. En 1911, Marguerite Borel accueille chez elle (ou à l'ENS dont Emile Borel est directeur adjoint) Marie Curie à l'occasion de l'affaire Langevin. Elle s'oppose à son  père, Paul Appel, alors doyen de la faculté des sciences, qui voulait exclure Marie Curie de l'université et la renvoyer en Pologne. Le second prix Nobel attribué à Marie Curie mit fin à la querelle.

     Intellectuellement, la matrice du groupe est l'Ecole normale supérieure. Borel, Langevin, Perrin sont d'anciens élèves de l'ENS. Pour la première livraison de la revue Borel demande des articles à ses amis et connaissances. Soixante quinze réponses et propositions lui parviennent ! C'est dire la pertinence du projet. Beaucoup ne paraîtront jamais. Pierre Curie (décédé accidentellement en 1906) avait proposé : « Les théories géométriques dans les sciences physiques »...

 

UNE AMBITION ENCYCLOPEDIQUE

 

    L'analyse du contenu des 18 premiers numéros de la revue permet de constater que pratiquement toutes les disciplines de la connaissance scientifique sont abordées. Certes la quasi totalité de ces textes est frappée d'obsolescence. Cependant, en mathématiques, trois articles retiennent l'attention. Le grand mathématicien italien Vito Volterra défend, dans le numéro un, l'usage des mathématiques dans les sciences biologiques et sociales. Eminent spécialiste, Emile Borel attend le numéro 4 pour publier son article sur la valeur pratique du calcul des probabilités. Dans le numéro du 10 mars 1907, on découvre un joyau, l'article d'Henri Poincaré intitulé Le hasard qui est une avant-première de son ouvrage Science et méthode (1908), le chapitre IV du Livre premier.

      Les meilleurs spécialistes sont invités dans la revue. En physique, Jean Perrin donne un texte, La discontuinité de la matière, où la fulgurance des intuitions contraste évidemment avec l'aspect relativement rudimentaire des instruments d'observation (mars 1906). Aimé Cotton, de son côté, démonte avec longanimité mais fermeté la pseudo-découverte des « rayons N » (avril 1906). Le zoologiste Elie Metchnikoff (prix Nobel 1908) s'intéresse à la mort naturelle dans le règne animal (janvier 1906). Le grand botaniste Gaston Bonnier, encyclopédiste des flores de France, de Suisse et de Belgique, publiera deux articles. En géologie, Paul Sabatier s'interroge encore sur l'origine organique ou minérale des pétroles mais sait déjà exprimer le sentiment, aujourd'hui banal, de la finitude de la ressource (septembre 1906). Le docteur Calmette entend valoriser le rôle des microbes dans l'assainissement des villes : le mot pollution n'est pas encore utilisé mais la préoccupation est réelle (juin 1906)...

 

LA DIVERSITE DES SAVOIRS

 

     De la médecine à l'histoire en passant par la psychologie, la Revue du mois ouvre largement l'éventail des savoirs. L'histoire est particulièrement bien représentée. Deux grands historiens de la Révolution française, Alphonse Aulard et Albert Mathiez s'y côtoient (c'était avant leur rupture en 1908). Dans le texte intitulé Histoire de la Révolution. Méthode et résultats, Alphonse Aulard explique les objectifs de son « école scientifique » fondée sur la documentation et l 'archive face  à « l'école littéraire » friande de récits, d'anecdotes, de grands faits (mai 1906). Cette opposition n'est pas aujourd'hui, hélas, inactuelle. Deux autres articles sont très remarquables. Celui d'Albert Milhaud concerne Bonaparte et les ouvriers : les « ouvriers » ne constituent pas, généralement, un thème très couru dans l'historiographie et Milhaud montre comment Chaptal, homme de confiance du Premier Consul, « a pris le parti, lui riche et manufacturier pour les propriétaires contre les prolétaires » et comment « le Code civil avait enregistré l'infériorité légale de l'employé, de l'ouvrier vis à vis de son maître ». Le livret ouvrier, moyen de contrôle de cette population potentiellement dangereuse, complète la panoplie (décembre 1906). Alfred Luchaire, médiéviste, s'est intéressé, lui, à la charité et les établissements d'assistance à l'époque de Philippe-Auguste, un très bel article, documentation impeccable, exposé captivant (février 1907).

      Deux autres textes sont intéressants à divers titres. Sur un thème improbable, L'origine et l'évolution de la galanterie, Marcel Braunschvig aligne quelques préjugés sexistes de l'époque et le curieux raisonnement selon lequel la « galanterie » serait le « dédommagement » pour la femme, « asservie sous la domination masculine », de son « long esclavage » et quelques autres fadaises sur la « vanité si vivace au cœur féminin » et la France « par excellence le pays de la galanterie » (août 1906). Autrement sérieux est l'article de Georges Dumas, un des pères fondateurs de la psychologie française, un texte d'une étonnante modernité où l'auteur anlyse la construction historique et psychiatrique du mythe du loup-garou et sa fonction sociale (Les Loups-Garous, avril 1907)... Une réflexion qui préfigure celle de Michel Foucault.

      On notera également l'échange entre Alfred Binet et Emile Borel où celui-ci, avec l'aide de lecteurs qui lui transmettent des échantillons d'écriture, démontre sur plusieurs numéros la non scientificité de la graphologie.

 

UNE ANTHROPOLOGIE INCERTAINE

 

     Les débats philosophiques que reprend, en ce début du XXème siècle, la Revue du mois nous paraissent aujourd'hui quelque peu datés, avec des auteurs un peu oubliés : Jules Lagneau et la « pensée réflexive », Léon Bourgeois et le « solidarisme » dont on a fait la philosophie du Parti radical,  Félix Le Dantec, biologiste et philosophe des sciences...

      L'eugénisme était encore à ce moment un sujet de discussion honorable. Le philosophe Théodore Ruyssen se félicite du recul du darwinisme social et critique les « théories bio-sociologiques » prétendant expliquer les conflits sociaux par le « struggle for life » et précise : « qui donc ose encore affirmer sans restriction que la liberté guérit seule les blessures qu'elle fait et que les forces économiques, abandonnées sans entraves à leur jeu naturel, produisent mécaniquement le plus grand bien possible pour les sociétés et pour les individus » (novembre 1906). On en discute toujours.

      Dans le même numéro, une chronique rend compte, dans la rubrique « sociologie » et sous le titre L'amélioration de la race, d'un article d'un certain Alfred Pichou publié dans la très sérieuse Revue Internationale de Sociologie. Il s'agit d'un projet délirant de fondation d'une association, L'Elite, dont les membres ne seraient admis qu'après examen médical et justification de moralité. Les mariages entre « élus » ainsi sélectionnés seront censés transformer l'humanité tandis qu'il faudra encourager « les malheureux privés de la qualité d'élus à éviter la reproduction de leur espèce plus ou moins avariée ». Le rédacteur de la chronique trouve certes la chose « ingénue » et « fantaisiste » mais néanmoins non dépourvue « d'idées généreuses » et « d'aperçus ingénieux » !

      Dans le numéro de mars 1906, une autre chronique soutient résolument un ouvrage « antiraciste » (le mot n'était pas employé) intitulé Le préjugé des races, de Jean Finot, contre l'anthropologue italien Mantegazza pour qui « il y a des races différentes et des races inégales ». Un peu plus tard, en décembre 1906, la rédaction de la revue se dit heureuse de pouvoir donner à ses lecteurs la primeur d'un extrait de l'autobiographie de Herbert Spencer. Elle ne précise pas que sa   célèbre théorie de la « sélection des plus aptes » est à l'origine du darwinisme social dont Ruyssen parlera quelques mois après. On notera seulement ici l'incroyable fatuité du personnage se chargeant lui-même de vanter sa « capacité extraordinaire relative à l'intuition des causes », par exemple « ma prophétie souvent répétée qu'une nation qui entoure de soins ses incapables finira par être elle-même incapable ».

 

L'AIR DU TEMPS

 

     On se gardera de tout anachronisme ou de faciles jugements a posteriori, mais il faut bien voir que la Revue du mois n'échappe pas aux consensus idéologiques de son temps. Le thème de la « Revanche » (sur l'Allemagne) est très présent et suscite de nombreux articles sur l'Armée, sa nécessaire modernisation, le commandement, l'artillerie, les manœuvres navales, l'instruction tactique des officiers, etc., articles souvent anonymes, devoir de reserve des officiers qui les rédigent oblige, d'autant plus que le Haut-Commandement est souvent brocardé. Le soldat français, lui, est glorifié : « Le soldat français demeure le meilleur d'Europe (…). Plus vif, plus alerte, plus endurant que tous les autres parce qu'il a plus d'amour-propre (...) ». Hélas, « il est impossible de  nier, l'inactivité physique et l'inférieure mentalité militaire d'un grand nombre de nos généraux » (janvier 1906). Quant au Haut-Commandement, son « état pathologique exerce sur l'ensemble de l'organisme (l'Armée) une action déprimante » (avril 1906).

     Il est certes aisé de déplorer, un siècle plus tard, avec ce que l'on sait, la force alors des préjugés

racistes et coloniaux s'exprimant jusque dans une publication comme la Revue du mois, revue de haut niveau intellectuel et scientifique, attentive au développement de toutes les sciences, d'inspiration clairement républicaine et progressiste, animée par d'éminents savants d'esprit moderne et éclairé, principalement issus de la prestigieuse Ecole normale supérieure, une publication s'honorant des contributions de grands noms de la science, Henri Poincaré et Emile Borel, Alfred Binet et Célestin Bouglé, Jean Perrin, Aimé Cotton, Albert Mathiez et Paul Langevin... Et pourtant, comment ne pas relever la persistance dans ses colonnes d'un ethnocentrisme naïf, réduisant l'oekoumène aux peuples dits civilisés, « d'autres peuples situés sur les bords extérieurs de cette zone n'aperçoivent devant eux que le vide » (Henri Hauser, février 1906). Un ethnocentrisme qui conduit à telle étrange affirmation selon laquelle « les inscriptions qui recouvrent (les monuments de l'Ancienne Egypte) sont les plus anciens titres de noblesse de la race blanche »(février 1907).

     Stéréotype classique, selon Paul Masson, économiste et géographe, « les Européens veulent mettre en valeur leurs richesses latentes, civiliser les populations arriérées ou demi-civilisées qui les occupent » (mars 1906). En Turquie, Paul Niewengloski, ingénieur des mines, n'a vu qu'une « population paresseuse et sans besoin (…). Chacun vit heureux sans argent et sans désir. Aucun raffinement de la civilisation n'a pénétré dans ces contrées reculées » (avril 1906). Dans le numéro d'août 1906, un certain Jacques Bertrand disserte gravement sur « La mentalité malgache et la mentalité annamite ». On apprend que « alors que l'enfant européen perd, en grandissant, son cerveau d'enfant, l'homme inférieur est incapable par les lois de l'hérédité de dépasser un certain niveau ». Ainsi, « le Malgache a l'esprit « enfant » et se laisse facilement séduire par les apparences (…). Avec lui, il suffit d'être juste, calme -il s'effarouche facilement- bon et de lui faire comprendre tout ce qu'il a à gagner à être sous notre protection lui qui était presque à l'état sauvage avant notre occupation ». Plus loin : « le peuple malgache n'a pas d'histoire... aucune industrie sérieuse... ont-ils même une religion ? » Les Annamites semblent un peu mieux lotis, mais atention : « le Jaune nous hait, c'est certain ». En 1906, se tient l'Exposition coloniale de Marseille. Dans son compte-rendu, le géographe Henri Lorin ne manque pas de remarquer les « grands nègres soudanais dont les dents blanches rient entre les lèvres énormes ; on sent chez ces colosses noirs une docilité, une tranquille satisfaction de vivre qui contraste avec l'inquiétude des gestes, le regard demi-voilé des Jaunes ».(décembre 1906).

      Sans que cela compense, on notera néanmoins dans le numéro de mars 1906, la mention des enquêtes du militant anticolonialiste (et pacifiste) Félicien Challaye et un article très bienveillant des géographes Jean Brunhes et Paul Girardin sur l'oeuvre d'Elisée Reclus, citant son « appel en faveur de tous ces Noirs, Jaunes et Peaux-Rouges que l'on extermine, que l'on déporte, que l'on vend au nom d'une civilisation supérieure ».

 

POUR L'EDUCATION NOUVELLE

 

     La question de l'éducation scolaire est visiblement importante aux yeux des responsables de la Revue du mois. Dès le premier numéro, un article reprend le texte d'une conférence de l'helléniste Alfred Croiset sous le titre L'enseignement laïque de la morale. Le ton est un peu solennel mais la réflexion d'une haute tenue et l'érudition sans faille lui donneraient toute sa place dans les débats actuels, par exemple cette idée que « la morale enseignée par l'Etat ne doit avoir rien de commun avec la raison d'Etat qui est bien souvent tout le contraire de la morale ».

      En ce qui concerne l'organisation et les méthodes de l'enseignement, il faut bien dire que les auteurs de la Revue du mois passeraient auprès des conservateurs d'aujourd'hui pour de dangereux aventuriers. « Faut-il supprimer le baccalauréat ? », s'interroge Paul Appel en janvier 1907, mettant en avant l'activité de l'élève et critiquant vigoureusement le cours magistral et l'enseignement encyclopédique verbal. D'une façon générale, la ligne de la revue dans ce domaine est très favorable  à ce qu'on appellera les « méthodes actives » : rôle des excursions dans l'enseignement des sciences

naturelles ; intérêt de la « classe dialoguée » (ou heuristique) opposée au cours magistral ; ironie sur

l'horreur de la pédagogie dans le secondaire...

     On notera également en décembre 1906 une chronique intitulée La question de l'orthographe. Spécialiste éminent de littérature française, Philippe Van Tieghem s'y montre partisan de la réforme de l'orthographe dans la lignée du rapport remis en novembre par Ferdinand Brunot, père de la linguistique française, au nom de la Commission chargée de préparer un arrêté relatif à la simplification de l'orthographe. Pour Van Tieghem, « la seconde moitié du XIXème siècle a vu l'apogée du règne de l'orthographe : par elle se creuse un fossé infranchissable entre ceux qui la mettent et ceux qui ne la mettent pas ; aux initiés toutes les joies des paradis officiels, aux profanes l'opprobre et la géhenne des besognes serviles ». Pourtant, philologues et romanistes sont « tous frappés de l'illogisme, de l'absurdité, du caractère antiétymologique et antiscientifique de la grammaire actuelle ». Une « grave revue » comme la Revue de philologie française « écrit depuis vingt ans des chevaus, il cachète, je prens, il prent ». Le seul argument sérieux des opposants à la réforme pour Van Tieghem, « c'est l'intérêt esthétique, celui de la  beauté de la langue, de la valeur expressive des mots, que tout changement, dit-on, altère et peut-être détruit ». Il ne semble pas que depuis un siècle le débat ait beaucoup avancé.

 

 

DES SAVANTS ENGAGES

 

     Héritiers revendiqués du dreyfusisme, les rédacteurs de la Revue du mois sont des savants engagés dans la vie publique et sociale. Emile Borel sera lui-même député de l'Aveyron radical et radical-socialiste, puis indépendant de gauche, puis républicain-socialiste, maire de Sainte-Affrique et ministre en 1925.

      Sous la rubrique « Economie sociale », schématiquemment, deux tendances apparaissent . L'une, de centre-gauche, est illustrée par Etienne Fournol également député de l'Aveyron. Celui-ci, dès le premier numéro, soutient la nécessité d'un Code du travail et évoque un débat d'une étonnante actualité. Il existe ainsi « une école qui nie le droit social et qui repousse les lois du travail en principe et en bloc. C'est l'école économiste orthodoxe. Elle n'a confiance qu'à la liberté ; elle voit dans le mouvement du monde économique une lutte de forces  qui n'obéissent qu'aux lois de la concurrence, lois souveraines et auxquelles aucune loi positive ne peut s'opposer ». Peu de parlementaires, cependant, alors s'opposent au principe des lois du travail, tel ce sénateur disant qu'il « refusait à l'Etat le droit d'intervention pour régler les contrats entre majeurs jouissant de la plénitude de leurs capacités et de leurs droits ». Etienne Fournol résume ainsi les positions : « les uns pensent que nul ne saurait limiter le droit du patron sur l'entreprise qu'il a fondée et seul dirigée (…). D'autres pensent que rien et pas même les entreprises privées n'échappe à la critique de la raison et à la libre discussion ».

      Plusieurs autres textes montrent l'attention portée par la revue à la situation de la classe ouvrière. Physiologiste, le docteur J.P. Langlois veut faire reconnaître comme maladies professionnelles le contact avec des substances nocives comme le phosphore, la mercure, l'arsenic , la benzine en plus du plomb (mai 1906). Une chronique , en juillet 1906, signale une étude du sociologue François Simiand sur la condition des ouvriers des mines. Un autre article signale avec intérêt la constitution d'un Musée français de la prévention des accidents du travail (octobre 1906). Etienne Fournol, s'intéressant au rôle social de l'ingénieur des mines, remarque que « si les mineurs ont des lois sociales propres, c'est qu'ils les ont voulues et obtenues ; s'ils les ont obtenues les premiers, c'est qu'ils ont été les premiers syndiqués » (juin 1907).

       Une autre tendance, que l'on pourrait dire de centre-droit, est représentée par le publiciste Marcel Plessix : libre-échangiste, il pourfend la protectionnisme qui, selon lui, conduit au collectivisme et aux revendications ouvrières ; il prône la « fraternité » du capital et du travail contre les « perturbateurs et les agitateurs » ; il veut que soient interdits les syndicats de fonctionnaires (juillet et août 1906).

     Les convictions dreyfusardes de la rédaction restent très présentes dans plusieurs textes d'analyse  de l'idéologie d'extrême-droite. En janvier 1907, le philosophe Dominique Parodi commente la doctrine politique et sociale de Maurice Barrès dont il souligne le rejet hautain et de principe de la raison dans la structure de sociétés qui ne se fonderaient que sur l'instinct, le sentiment intuitif et irrationnel. Le même Parodi, en juin 1907, défend, contre un disciple de Barrès, J.J. Rousseau accusé d'avoir inspiré le Romantisme, « déviation fortuite de notre goût national ». Une note de janvier 1907 raille un ouvrage de Georges Valois qui inventera la fascisme français en fondant Le Faisceau en 1925 et professe que c'est seulement « par le fouet que l'homme a pu être arraché à sa paresse naturelle ». Une chronique de mars 1907 réfute vigoureusement la critique de la Révolution par l'Action française qui croit que « les idées ne relèvent que d'elles-mêmes et qu'elles évoluent par une logique interne ».

 

 

CONCLUSION

 

     Cinq années séparent le dernier numéro de la Revue du mois (1926) et le premier numéro des Cahiers rationalistes (1931). Ce faible écart temporel renforce la continuité évidente entre les deux publications. C'est une parenté qui se fonde avant tout sur la même défense et illustration de l'esprit scientifique et sur la même conviction de la primauté de la pensée rationnelle. C'est tout un humanisme qui pourrait s'incarner dans la figure de Pierre Curie tel que le décrit Paul Langevin dans l'hommage qui ouvre le numéro du 10 juillet 1906 de la Revue du mois : « Entièrement affranchi d'antiques servitudes, amoureux passionné de raison et de clarté ».

 

 

NOTES

 

  1. Camille Marbo, pseudonyme de Marguerite Borel (1883-1969), fille du mathématicien Paul Appel, reçoit, en 1913, le Prix de la Vie heureuse ( qui deviendra le Prix Fémina) pour son premier roman, La statue voilée.
  2. Camille Marbo, A travers deux siècles, souvenirs et rencontres (1883-1967), Grasset, 1967.
  3. Edouard Launet, Sorbonne-Plage, Stock, 2016.
  4. Revue de la BNF, 32, 2009.
  5. Michèle Sacquin, « La Sorbonne en Bretagne. L'amitié, la politique et la science », Revue de la BNF, o.c., pp. 10-17.

Article paru dans Les Cahiers rationalistes, N° 648, mai-juin 2017.