« La part sombre de la République »

 


En 1935 paraît un « Manifeste des intellectuels français pour la Défense de l’Occident » rédigé par un certain Henri Massis, royaliste d’Action française, admirateur de Mussolini, Franco, Salazar ; collabo actif, il n’en finira pas moins à l’Académie française en 1960 ! Plusieurs centaines d’intellectuels l’ont soutenu dont la fine fleur de ce qui sera la collaboration intellectuelle avec les nazis. Il s’agissait de prendre fait et cause pour l’agression du fascisme mussolinien contre l’Ethiopie au nom de la défense de l’Occident, de sa supériorité et de sa légitimité à asservir ce pays. On ne saurait la lui contester « sous prétexte de protéger en Afrique l’indépendance d’un amalgame de tribus incultes ». Et le Manifeste de s’indigner d’un « faux universalisme juridique qui met sur le même pied d’égalité le supérieur et l’inférieur, le civilisé et le barbare ». Enfin, s’opposer à la rapine mussolinienne, ce serait « mettre la sécurité de notre monde à la merci de quelques tribus sauvages (je souligne) ».

Figurez-vous que le 18 novembre 2005, 70 ans plus tard , M. Alain Finkielkraut donnait une interview au journal israélien Haaretz. Une occasion de se lâcher et de se plaindre qu’à l’école, en France, « on n’enseigne plus que le projet colonial voulait aussi éduquer, apporter la civilisation aux sauvages (je souligne) ». De Massis à Finkielkraut, la pensée colonisatrice radicale comme prélude au fascisme se porte bien ! Quant aux « sauvages » que méprise M. Finkielkraut, le musée du Quai Branly vient de leur restituer, au Bénin précisément, vingt six pièces historiques, statues, trônes, autels, portes de palais issus du pillage des palais royaux d’Abomey en 1892 par le colonel Dodds, chef du corps expéditionnaire français, lequel a vaincu grâce aux fusils Lebel, balles explosives, obus à la mélinite et par traîtrise : il capture le roi Behanzin en lui proposant une rencontre prétendument pour négocier (le Monde, 24/25.10.2021). Il faudrait que M. Finkielkraut nous dise comment enseigner ce glorieux échantillon de l’oeuvre civilisatrice de la France républicaine…

Il est aussi navrant que préoccupant de voir un intellectuel médiatique aussi répandu que M. Finkielkraut se rapprocher à ce point de la pire tradition réactionnaire d’une droite nationaliste et xénophobe où ont germé la plupart des thèmes qui vont constituer l’idéologie du fascisme. C’est la culture de la haine, de la violence, du mépris envers les présumés plus faibles, les femmes en particulier où s’origine ce « virilisme » burlesque où le personnage ne résiste pas à la pulsion de pointer une arme comme phallus symbolique se substituant à une virilité fantasmée comme menacée : pour M. Zemmour la femme ne peut être que maman pour repeupler la France ou putain pour le repos du guerrier. Misérable archaïsme où suinte une vision des femmes dégradante et apeurée que M. Zemmour partage complètement, on ne l’a pas assez remarqué, avec ses prétendus ennemis islamistes.

Mais au-delà des affects et des passions tristes c’est l’idée même de progrès et d’évolution de l’humanité qui révulse les conservateurs préfascistes. La Révolution française est condamnée parce qu’elle nous aurait fait « oublier » les mille ans d’histoire qui l’ont précédée et sans doute les joies du système féodal… Les philosophes des Lumières auraient été particulièrement malfaisants, Jean-Jacques Rousseau d’abord mais aussi Voltaire qui aurait été le premier des « destructeurs » du « peuple » français… Il serait temps que les beaux esprits républicains se rendent compte que les vrais ennemis des Lumières ce ne sont pas ces épouvantails, indigénisme, décolonialisme, « wokisme »… bricolés par des éditocrates incultes qui ne savent même pas de quoi ils parlent, mais bien cette tradition ultra-conservatrice française, contre-révolutionnaire, pour qui le moindre changement social et politique est une décadence. Elle commence dès le XVIIIème siècle avec Joseph de Maistre… Chateaubriand fut un éminent représentant de ce courant politico-social, c’est dire à quel point son avatar actuel, le nommé Zemmour, paraît médiocre, sommaire, vulgaire et pour tout dire dérisoire. Faut-il que l’ultra-conservatisme contre-révolutionnaire soit tombé bien bas pour s’en remettre à la marionnette zélée d’un groupe capitaliste multi-prédateur comme au bon temps des années 30 où le parfumeur millionnaire Coty finançait à fonds perdu le moindre groupuscule fasciste !

Gérard Noiriel comme Shlomo Sand font remonter au XIXème siècle et pas seulement aux années 30 ce que Noiriel appelle de façon euphémisée « la part sombre de la République » (Le venin dans la plume, La Découverte, 2019).Le parallèle entre l’antisémitisme frénétique d’Edouard Drumont (1844-1917), inventeur de la « France juive », et l’islamophobie fanatique de Zemmour est particulièrement convaincant. On va le poursuivre.

NIR 270. 10 novembre 2021.