Racisme d'Etat et fracture coloniale I

Le concept de « fracture coloniale » que j’emprunte à un ouvrage récent (Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, 2005) ne fait pas l’unanimité chez les spécialistes du post- colonialisme. Il permet cependant d’approcher un certain nombre de phénomènes qu’il serait vain de nier et qu’évoquent les auteurs cités. Comment s’inquiéter aujourd’hui de l’effarante ethnicisation des rapports sociaux sans voir ce qu’elle doit à la consternante rémanence des représentations coloniales? Comment feindre de croire que la « fin des colonies » ait pu abolir les effets idéologiques de la colonisation? L’expansion coloniale devait satisfaire une armée française en quête de revanche après le désastre de 1870 -ainsi que les milieux d’affaires- en s’appuyant idéologiquement sur l’imposture d’une « mission civilisatrice » et les proclamations cocardières de la « Plus grande France ». Même Jaurès, en 1884, déclamait : « quand nous prenons possession d’un pays, nous devons amener avec nous la gloire de la France » (cité par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, o.c., p.41). C’est ce qu’ont appris des générations d’enfants à l’école de la République! C’est ce qui fait que ce pays, au sujet de ce passé qui ne passe pas, balance entre le déni (pas de « repentance » psalmodient les bons apôtres) et la nostalgie coloniale (lois sur les « aspects positifs » de la colonisation).

Comment croire que le racisme arabophobe d’aujourd’hui, plus ou moins exprimé, ne serait que la conséquence logique d’une immigration endoctrinée se réclamant d’un islam conquérant.? En 1949, une enquête réalisée par Alain Girard et Jean Stoetzel (l’introducteur en France des sondages d’opinion) montrait que 63% des Français se disaient hostiles aux « étrangers », particulièrement les « étrangers nord-africains » considérés comme difficilement adaptables (cité par Bancel, Blanchard et Lemaire, o.c., p.26). Tout remonte en fait à ce que les auteurs appellent les « noces historiques » entre le fait colonial et la République. La République a toujours trouvé des arrangements avec ses valeurs proclamées : elle a revendiqué l’universel tout en le limitant à l’homme blanc ; elle a prôné l’égalité tout en pratiquant le racisme colonial. Elle a ainsi façonné ce qu’on peut appeler un imaginaire colonial devenu un impensé national, un inconscient collectif qui se manifeste aujourd’hui par une sorte de violent retour du refoulé.

On pourrait faire un inventaire accablant des clichés racistes accumulés par les notables, philosophes ou militaires sous la IIIème République, clichés qui encore aujourd’hui, vivaces ou latents, subsistent par un effet dont je vais reparler. Je renvoie ici à l’ouvrage déjà cité d’Olivier Le Cour Grandmaison. Guerlain blaguant sur la paresse supposé des Noirs n’a rien inventé. Selon Jules Ferry, les Africains ont toujours besoin d’un maître. La Déclaration des droits de l’homme est, pour eux, vide de sens et ils « méprisent le maître qui se laisse discuter ». Puisqu’on parle en ce moment beaucoup de la Tunisie et du comportement indigne du gouvernement français, celui-ci est en fait parfaitement conforme à l’enseignement de Jules Ferry qui, à propos du protectorat imposé, en 1880, à la Tunisie prétendait que les « musulmans n’ont pas la notion du mandat politique et de l’autorité contractuelle » et que ce qui leur convient, c’est un « bon despote » (cité par OLCG, p.131). D’une façon générale, nous dit-on, « l’atavisme » de l’Arabe le rend « inapte à comprendre nos idées et à adopter nos moeurs ». Vieille antienne reprise aujourd’hui par un sociologue culturaliste. Un philosophe, E. Fouillée, bien oublié de nos jours, affirmait : « lorsqu’un homme descend d’une race inférieure dépourvue de culture ancestrale (!), il est généralement impossible de l’élever du premier coup au-dessus d’un certain niveau ». Ceux qu’on appelait les « Annamites » y avait aussi droit. Un grand professeur, P. Giran, énumérait les causes physiologiques de « l’apathie et de l’indifférence des Annamites » : « le système nerveux, le système musculaire et le système sanguin sont à l’unisson : la circulation du sang est lente, les nerfs sont épuisés et les muscles sans ressort ». Ce sont ces imbécillités qui ont fait la France coloniale!

24 janvier 2011