Racisme d'Etat et fracture coloniale II

Le rapport entre le racisme colonial façonné par la IIIème République et le racisme d’Etat d’aujourd’hui est à interroger. On le fera à partir d’un texte très informé d’Emmanuelle Saada, « Un racisme de l’expansion. Les discriminations raciales au regard des situations coloniales » (In De la question sociale à la question raciale? Didier Fassin et Eric Fassin (dir.), La Découverte, 2009, pp.69-79). Ecartons d’abord une évidence : le racisme colonial est bien la conséquence de la domination coloniale et non sa cause. Il ne préexiste pas à la colonisation et l’anthropologie raciste forgée sous la IIIème République est bien une légitimation sui generis de la conquête et de l’exploitation coloniales. Les formes dichotomiques de racialisation, maître/esclave, citoyens/indigènes sont évidemment le produit de systèmes de domination historiques. Il n’y a pas de racisme immuable et éternel dans on ne sait quelle « nature humaine ». Il est également vrai que la République ne s’est pas « contredite » aux colonies : elle a écarté cyniquement ou hypocritement (arguments savants) ses valeurs proclamées (universel, égalité). Qu’il ait pu y avoir « tension » entre le déni (théorique) et l’usage (pratique) du critère racial par l’administration coloniale ne change rien au fait du racisme colonial. Le Code civil concernait des citoyens, le Code de l’Indigénat, à partir de 1881, concerne des sujets : parce que les lois françaises étaient censées se modeler sur les qualités et les habitudes de la « race française », parce que les coutumes des « races » indigènes sont tenues pour « contraires à la morale »!

L’analyse d’Emmanuelle Saada s’efforce de minimiser voire de récuser le lien entre le racisme colonial et les « discriminations » raciales contemporaines. Passons sur l’acceptation sans examen du terme de « discrimination », utilisé par l’adversaire et qui n’est qu’un euphémisme politiquement correct pour désigner ce qui est une authentique intolérance xénophobe. Dire que le racisme aujourd’hui ne saurait être une reproduction à l’identique du racisme colonial, c’est enfoncer une porte ouverte. Ajouter que le racisme colonial n’est pas au fondement, ni la domination coloniale à l’origine, des discriminations contemporaines peut s’entendre à condition de préciser que racisme et domination coloniaux et discriminations d’aujourd’hui sont tous l’expression de la domination blanche et occidentale et que leur parenté est alors incontestable. Mais Emmanuelle Saada ne caricature-t-elle pas la notion de fracture coloniale lorsqu’elle affirme qu’il faut abandonner tout lien « univoque » entre racisme colonial et discriminations contemporaines et récuser une vision « continuiste et mécanique » liant de manière linéaire discriminations coloniales et contemporaines? Le souci qui est ici exprimé est certes honorable : refuser que la lutte des classes telle qu’elle apparaît dans les conflits des banlieues soit escamotée par la déploration bien-pensante de discriminations raciales. Ce qui est en effet en cause c’est bien le fait d’occulter les rapports de classe par une ethnicisation des rapports sociaux. Mais contrairement à ce que semble penser E. Saada, racisme de classe et racisme colonial se recoupent et ne s’opposent pas. Le général Cavaignac, en 1848, le savait qui entendait bien utiliser le savoir faire répressif expérimenté contre toutes sortes d’indigènes pour mater de nouveaux barbares, les prolétaires, ces « Bédouins de la métropole ».

Le problème est donc de penser le lien entre un racisme colonial inculqué dans les mentalités depuis 150 ans et les « discriminations raciales » d’aujourd’hui. Je proposerai ici l’action d’un phénomène emprunté à la physique, désigné par le nom d’hysteresis et couramment observé dans les rapports sociaux : il s’agit simplement de la persistance d’un effet après que cesse la cause qui l’a produit. La colonisation active a disparu mais les dispositions racistes qu’elle a induites continuent d’imprégner l’état d’esprit d’une large partie de nos contemporains. D’une manière inconsciente souvent, très consciemment parfois et de plus en plus fréquemment. Mais ce racisme est d’autant plus pernicieux qu’il est impensé. La racisme colonial n’est pas la cause directe du racisme d’aujourd’hui, il en est une fondation honteusement dissimulée.

7 février 2011