La morale du clan

Il faut revenir sur le propos effarant que je rapportais dans ma précédente chronique (31.05.2012), celui de M. Richard Millet, écrivain, disant à la télévision sa « douleur » de s'être retrouvé seul « Blanc », un jour, à la station de métro Châtelet, une manière « littéraire » d'exprimer la xénophobie la plus vulgaire et la plus médiocre : « On n'est plus chez nous... Ils (?) nous envahissent ! » Comme quoi, on peut être très cultivé, grand voyageur, amateur de musique distingué et témoigner en même temps d'une atterrante bassesse d'esprit, d'une effrayante incapacité à maîtriser une pulsion primitive de rejet de l'autre qui n'est pas comme moi, pulsion qu'un processus de civilisation pourtant millénaire s'est employé à éradiquer, au moins depuis le néolithique... En d'autres temps, on aurait parlé de « pureté de la race », tel l'écrivain fasciste et antisémite Drieu la Rochelle clamant son dégoût d'une France qu'on laisserait « envahir et mâtiner par des millions d'étrangers, de bicots, de nègres, d'annamites » (cité dans SOD, 20.05.2012). M. Millet ne dit pas autre chose. Qu'une telle mentalité relève de la misère intellectuelle, de l'étroitesse d'esprit ou du déficit d'humanité ne change rien à la chose : c'est le degré zéro de la socialisation, l'état d'esprit de la horde, le code de la tribu, la morale du clan !

Car enfin, où commence «l'étranger »? A la maison voisine ? De l'autre côté de la rue ? Au quartier ou au village limitrophe ? A la ville proche ou lointaine ? A la frontière du pays ? Ou du continent ? La focalisation bornée de la droite sur le « vote des étrangers » est aussi indécente qu'imbécile. Comment peut-on exclure ainsi un être humain sous prétexte de nom exotique, d'origine lointaine ou de couleur de peau ? Mais cela n'est pas sans conséquence. Beaucoup d'espèces animales circonscrivent et protègent un territoire ; on sait de quelle façon les mâles en marquent les limites... Il semble que, malgré l'hominisation, cet archaïsme survive dans le cerveau reptilien de quelques représentants de l'espèce humaine. Trayvor Martin, de Sanford (Etats-Unis, Etat de Floride) en est mort. Il était jeune et noir, donc déjà doublement suspect. Il avait une capuche et la cannette qu'il tenait faisait une bosse sous son sweat. Un nommé George Zimmerman, vigile bénévole et fier de l'être, l'a abattu sans autre forme de procès sur cette seule apparence. L'assassin a de fortes chances de s'en tirer grâce à une loi « Stand your ground », autrement dit : « Défendez votre territoire » qui permet d'utiliser la force, « y compris létale » pour défendre son droit d'être où on a le droit d'être... Cette loi a permis de tripler le nombre d' « homicides justifiables » en Floride. Avec la bénédiction des marchands d'armes et de la libre entreprise.

Mais il y a pire. C'est Breivik, meurtrier, en Norvège, de 77 personnes, au nom d'une obssession islamophobe parfaitement théorisée par de nombreux intellectuels. On aimerait savoir ce qu'en pense M. Millet. L'ennemi serait, d'une façon générale, le « multiculturalisme » et, précisement, l'Islam assimilé à l'islamisme. Les pourfendeurs habituels des théories du complot, tel P-A Taguief, s 'accommodent par contre très bien de celle-ci : les élites (lesquelles?) européennes conspireraient avec l'Islam (lequel, cette religion, à la différence du catholicisme, n'ayant pas de chef unique reconnu?) pour « livrer » le continent à la domination mulsumane et à une immigration massive. En gros, ce serait le pétrole contre la « charia ». Une nouvelle entité serait ainsi constituée : « Eurabia » (sic). Dans la compulsion anti-arabe « Eurabia » est l'équivalent des « Protocoles des sages de Sion» dans la compulsion antisémite. Ce délire, comme toute paranoïa, est très structuré. Organisations et sites internet, souvent inspirés par l'extrême-droite américaine, car, bien entendu, seule l'Amérique peut nous tirer d'affaire, prêchent une nouvelle guerre sainte contre « l'invasion arabe», le counterjihad. L'appel au meurtre contre les supposés partisans d'un prétendu multiculturalisme n'y est pas rare. Breivik l'a entendu. Comme on voit, les divagations télévisuelles de M. Millet n'avaient rien d'innocent !

11 juin 2012