Qui est raciste ?

Dans ma précédente chronique, je parlais, devant les débordements devenus habituels de haine raciste, de l'effondrement d'un surmoi social. Historien, Pap Ndiaye affirme qu'il faut « restaurer un surmoi moral et républicain » (le Monde, 08.11.2013). Cette proximité de vue avec quelqu'un qui est aujourd'hui, en toute discrétion, un des plus grands intellectuels de langue française m'honore. D'autant qu'il me semble que sa pensée sur ce point a évolué. Lors du Festival de Pessac 2010, nous avions eu un bref échange à propos de l'affaire Guerlain, ce parfumeur qui prétendait avoir « travaillé comme un nègre » tout en se demandant finement si « les nègres avaient jamais tellement travaillé ». Urbs, avec le talent qu'on lui connait, avait tiré de mon intervention un dessin sur grand écran intitulé « le nouveau vaporisateur de Guerlain » où l'on voyait le postérieur supposé dudit parfumeur émettre une exhalaison que l'on devinait sans peine putride. Illustration littérale de l'expression toute faite « propos nauséabonds ». Expression toute faite car elle permet à la paresse journalistique de finalement banaliser un phénomène d'une violence, d'une inhumanité, d'une dangerosité dont l'adjectif « nauséabond », purement métaphorique, ne saurait rendre compte et n'est même qu'une euphémisation.

     Pap Ndiaye estimait alors que les protestations suscitées par la muflerie de Guerlain étaient un progrès car on ne les aurait pas entendues dans les années 60. Erreur selon moi, car, dans les années 60, de tels propos n'auraient en fait même pas pu être tenus publiquement en raison d'une vigilance politique, sociale, culturelle qui, aujourd'hui s'écroule et que les « nouveaux réactionnaires » désignent comme un « politiquement correct » qu'ils dénoncent pour « libérer », disent-ils, la parole. Mais pour quoi dire ? J'y reviendrai. Peut-être, maintenant, Pap Ndiaye conviendrait-il que le crétinisme obscène de Guerlain en 2010 n'était qu'un moment de l'assomption de l'abjection raciste que nous subissons aujourd'hui.

     Il y a ainsi un phénomène que l'on n'a pas assez remarqué. Les politologues officiels des médias, les Reynié, les Perrineau, n'en finissent pas d'instruire le procès d'un prétendu populisme qui n'est que la théorie de leur mépris des classes populaires accablées par eux des passions les plus viles, envie, racisme, violence... Hors, aujourd'hui, les manifestation les plus virulentes d'un racisme particulièrement primaire sont bien le fait de membres distingués d'une bonne bourgeoisie catholique resurgis des catacombes -où ils moisissaient en ratiocinant sur les « racines chrétiennes » de la France et en bénissant Sarkozy- pour se dresser contre le mariage pour tous. On a vu une fillette s'égosiller avec « une banane » pour « la guenon » - « petite conne », ainsi que l'interpelle François Morel sur France Inter- sous l'oeil attendri de parents dont on imagine l'excellence des principes chrétiens et l'éducation qu'ils lui ont donné... On a vu un prêtre traditionnaliste de Saint-Nicolas du Chardonnet brailler, le saint homme, en toute charité chrétienne et très fier de sa trouvaille, « Y a bon Banania!Y a pas bon Taubira ! »

     Et l'on n'a ici que la partie émergée d'un iceberg d'immondices amoncelées sur Twitter ou sur Facebook, nouveaux dépotoirs des déjections d'une France raciste qui n'a rien appris ni rien oublié du bon temps des colonies. Des intellectuels l'encouragent sous couvert d' « identité nationale » ; des politiques la caressent sous prétexte d'écouter un « peuple » dont ils ne savent rien. Et ce « populisme » là, cette honteuse démagogie politicienne, les politologues cités plus haut n'en disent rien. Comme l'indique le sociologue Eric Fassin, « aujourd'hui, les politiques tiennent des discours qui étaient autrefois confinés en des endroits obscurs. Ils ont légitimé la parole raciste. Du coup, les gens s'y sentent aussi autorisés ». Le discours de Sarkozy à Grenoble, l'été 2010, en a été un formidable accélérateur, manœuvre méprisable qui a électoralement échoué mais qui produit toujours des effets. Ainsi que le souligne encore Eric Fassin, « au discours euphémisé a succédé un racisme cru et nu » !

 

 18 novembre 2013