Du racisme biologique au racisme culturaliste
D'un point de vue anthropologique, l'islamophobie n'est qu'un triste avatar d'une pulsion archaïque qui considère tout autre comme une menace qu'il faut conjurer, on lui donne le nom d'altérophobie (ou encore hétérophobie). C'était peut-être l'instinct de survie dans la horde primitive mais toute la civilisation des mœurs depuis qu'a commencé l'hominisation a justement consisté à dépasser ce stade. On sait de mieux en mieux que les sociétés humaines se sont bâties sur la solidarité et la coopération et non sur la concurrence et les haines de clans. Toute résurgence de querelles de tribus au nom de revendications « identitaires » complètement artificielles est une profonde régression sociale et humaine. L'islamophobie, comme tout racisme, est bien une construction sociale visant à établir une forme de domination sur un groupe humain stigmatisé .
D'un point de vue historique, l'islamophobie figure, je l'ai dit, un racisme post-colonial dont la cible est la même que le racisme colonial mais elle ne peut évidemment pas fonctionner sur les mêmes bases. On ignore encore trop l'ampleur et les attendus du racisme colonial, refoulement caractéristique d'une République refusant d'assumer la honte et les scandales de pratiques foulant aux pieds les principes affichés de liberté-égalité-fraternité dont il était convenu qu'on ne saurait les appliquer à des populations cataloguées sauvages, arriérées et proches de l'animalité. « Pas de repentance », clament les descendants et les émules des bourreaux coloniaux, prêts à utiliser contre les indigènes de banlieue les mêmes méthodes que contre les indigènes du bled. Il faut pourtant rappeler cette sidérante bonne conscience coloniale des élites républicaines. Je peux y apporter une contribution inédite. Je travaille sur l'histoire d'une publication fondée en 1905, La Revue du mois, excellente revue, de haut niveau intellectuel et scientifique, attentive au développement de toutes les sciences, d'inspiration clairement républicaine et progressiste, animée par d'éminents savants d'esprit moderne et éclairé principalement issus de la prestigieuse Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm. De grands noms de la science y ont contribué : Henri Poincaré et Emile Borel, Alfred Binet et Célestin Bouglé, Jean Perrin, Aimé Cotton, Albert Mathiez et Paul Langevin... Et puis j'y ai trouvé cet article d'un certain Jacques Bernard intitulé « La mentalité malgache et la mentalité annamite ». On y apprend que « alors que l'enfant européen perd, en grandissant, son cerveau d'enfant, l'homme inférieur est incapable par les lois de l'hérédité de dépasser un certain niveau » ! Ainsi, « le Malgache a l'esprit « enfant » et se laisse facilement séduire par les apparences (…). Avec lui, il suffit d'être juste, calme -car il s'effarouche facilement- bon et de lui faire comprendre tout ce qu'il a à gagner à être sous notre protection lui qui était presque à l'état sauvage avant notre occupation ». Plus loin : « le peuple malgache n'a pas d'histoire... aucune industrie sérieuse... ont-ils même une religion ? »... On dirait du Sarkozy ! Les Annamites semblent un peu mieux lotis, mais attention, « le Jaune nous hait, c'est certain » ( La Revue du mois, août 1906).
Le sentencieux crétin qui proférait ces âneries se prenait, n'en doutons pas, pour une intelligence supérieure. Et c'était bien l'état d'esprit des élites républicaines. Ce type de racisme ne peut plus être ainsi affirmé même s'il en reste probablement des traces dans l'inconscient collectif... Il a fallu évoluer et l'islamophobie est l'exemple même du passage d'un racisme biologique intenable aujourd'hui à un racisme culturaliste qui permet de rabaisser et d'exclure les mêmes groupes humains. L'astuce est simple : il s'agit de bannir de l'explication des faits sociaux toutes causes économiques, sociales et politiques et de remplacer celles-ci par les pratiques et dispositions culturelles et/ou religieuses attribuées au groupe discriminé. Pour être plus efficace, on va même réduire le groupe à une seule de ces dimensions, immuable et défnitive, en l'occurence la religion pour le groupe dit des « Musulmans ». Même si tous ne s'y reconnaissent pas, ils se trouveront arbitrairement confinés dans cette essence qui aujourd'hui, en France, fonctionne comme un authentique stigmate. Ainsi, comme on dit au Café du coin, décidément ces gens « ne sont pas comme nous » et le refus de manger du porc et de boire de l'alcool est, à l'évidence, une intolérable offense à l'universalisme républicain comme à nos séculaires traditions gastronomiques.
3 avril 2016