De quoi le « nègre » est-il le nom ?
Une ombre malsaine plane sur la société française. Celle d'un racisme officiel promu par le Premier ministre lui-même, ce qui en fait quasiment un racisme d'Etat dont la cible savamment orchestrée depuis plus de vingt ans est un Islam imaginaire construit peu à peu comme un repoussoir domestique. La curée médiatique qui l'accable aujourd'hui n'est que le point d'orgue de cette entreprise (voir Thomas Deltombe, La construction médiatique de l'islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte, 2005). On verra le rôle de diversion dévolu à cette triste campagne.
Le racisme d'Etat, c'est, par exemple, une prétendue ministre de la République, une certaine Laurence Rossignol, ministre de la Famille, de l'Enfance et des Droits des femmes qui l'exprime crûment. La dénomination de ses attributions est d'ailleurs intéressante, on y voit les femmes reléguées à la famille et aux enfants, dans la tradition républicaine et sexiste la plus ordinaire ! Mme Rossignol, donc, dans une émission radiophonique, lorsqu'un journaliste lui objecte que des femmes musulmanes peuvent porter le voile ou le foulard par choix, ose ce parallèle d'une rare indécence : « il y avait aussi des nègres américains (elle a même failli dire « africains ») qui étaient pour l'esclavage ». Le mot « nègre » n'a même pas fait réagir le journaliste tellement le racisme spontané qu'il étale est devenu banal. La ministre a d'abord plaidé la « maladresse » : elle ignore qu'on ne fait jamais un lapsus -si cela en est un- innocemment. Puis elle a fait dire à l'AFP par son « entourage » que « le mot nègre est un mot péjoratif qui ne s'emploie plus que pour évoquer l'esclavage en référence à l'ouvrage abolitionniste De l'esclavage des nègres de Montesquieu ». On ne sait plus s'il est amusant ou navrant de voir à quel point l'inculture rejoint ici la bêtise raciste. Bien entendu, il n'y a pas d' « ouvrage », encore moins « abolitionniste », de Montesquieu intitulé De l'esclavage des nègres mais UN chapitre (1 sur 605) qui porte ce titre dans L'Esprit des lois (Livre XV, chap.V). On s'accorde à considérer que, dans ce texte, Montesquieu conteste par l'ironie les arguments utilisés par ses contemporains pour avilir les « nègres » et justifier leur esclavage. Un esclavage dont il ne demande nullement la suppression. En effet, « il y a des pays où la chaleur énerve le corps et affaiblit si fort le courage que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l'esclavage y choque donc moins la raison » (L. XV, Ch. VII) ; « il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays de la terre » (L. XV, Ch.VIII). Montesquieu n'est pas abolitionniste, simplement, « de quelque nature que soit l'esclavage, il faut que les lois civiles cherchent à en ôter d'un côté les abus et de l'autre les dangers » (L. XV, Ch. XI). Il n'a jamais mis en cause le Code Noir élaboré par Colbert en 1685 qui rationalise pour les maîtres l'usage d'esclaves réduits au statut de « biens meubles ».
Quant au mot « nègre », la ministre et son « entourage » feignent d'ignorer que, depuis le XVIIIème siècle, il a une histoire. Ont-ils seulement lu Aimé Césaire qui, dans son Discours sur le colonialisme (Présence africaine, 1955), évoquait ces « millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme » (p.26) ? Connaissent-ils le livre aussi brillant qu'indispensable d'Achille Mbembé, Critique de la raison nègre (La Découverte, 2013), ils y apprendraient que « le nom Nègre fut, au départ, une manière de chosification et de dégradation. Il tirait sa puissance de sa capacité à étouffer et à étrangler. Il fut de ce nom comme de la mort. Un rapport intime a toujours lié le nom Nègre à la mort, au meurtre et à l'ensevelissement (…) (p. 220) ?
Ajoutons, pour les glorificateurs de l'oeuvre civilisatrice de la République coloniale et l'édification de Mme la Ministre, que le 11 avril 2016 n'est que le 70ème anniversaire de la suppression du travail forcé dans les colonies françaises, ainsi que le rappelle Olivier Le Cour Grandmaison sur Médiapart. Ce vote de l'Assemblée nationale constituante, le 11 avril 1946, met fin à une pratique indigne : le travail forcé comme substitut à l'esclavage. Des populations civiles entières étaient réquisitionnées par la force et la terreur pour les chantiers les plus durs. Des milliers périront d'épuisement, d'accidents, de maladies... Un servage à la mode républicaine. Ces « sujets indigènes », madame, on les appelait des « nègres », figurez-vous !
17 avril 2016