« Voile islamique » et double contrainte

Quelle admirable croisade que celle unissant républicains tardifs et laïques récents dans une même réprobation des mœurs mahométanes. Comme ils s'émeuvent -et avec quel désintéressement- du sort supposé de la femme musulmane ! Le seul ennui, c'est que c'est un peu à contretemps : la République coloniale n'a jamais rien fait pour l'émancipation des « femmes indigènes ». A moins de considérer comme émancipatrices les cérémonies de dévoilement collectif forcé de femmes pendant la guerre d'Algérie. En fait, depuis Montesquieu, l'Occident a toujours été fasciné par la sexualité des « pays du sud ». Dans le Livre XVI de L'Esprit des lois, Montesquieu consacre plusieurs chapitres à la polygamie, avec des énormités du genre : « il y a de tels climats où le physique a une telle force que la morale n'y peut rien » (ch.VIII) ; « les femmes sont vieilles à vingt ans : la raison ne se trouve donc jamais chez elles avec la beauté » (ch.II). 

     Dans l'imaginaire colonial orientaliste, la femme musulmane, c'est avant tout l'odalisque, objet érotique et sujet pictural très prisé (Boucher, Delacroix, Ingres, Renoir, Manet, Matisse et même Picasso), sans parler de la moukère, de la danse du ventre, du harem, imagerie érotique de pacotille... L'affaire des agressions sexuelles à Cologne début 2016 a ravivé cette obsession d'une sexualité exotique fantasmée sous couvert de noble dénonciation de ce qui serait l'essence de l'Islam : le mépris de la femme, objet de la seule concupiscence, dont la destinée n'est que la maltraitance ou le secret (le voile ou le harem). Avec un tel raisonnement, on peut facilement démontrer, vu les affaires DSK, Baupin, voire Sapin et tout ce qui se murmure et tout ce qui se tait, qu'il existe bien une essence du politicien français, blanc, de gauche modérée, comme harceleur sexuel d'habitude et violeur potentiel.

     Revenons à 1989 et à cette improbable affaire de foulard à Creil. Certains n'ont pas hésité à y voir un sombre complot des Frères musulmans, sans doute ourdi par le fourbe Tarik Ramadan, provoquant une floraison soudaine de lycéennes voilées endoctrinées tandis que leurs mères noyautaient sournoisement les associations de parents d'élèves! Etrange coïncidence, on s'est aperçu que les pratiques culturelles et cultuelles des musulmans devenaient un problème au moment où l'on se rendait compte que l'on n'avait plus tellement besoin de travailleurs immigrés... Aujourd'hui, les Frères musulmans passés de mode, on nous refait le même coup avec les salafistes. La surestimation de leur influence est le juteux fond de commerce d'une horde d '« experts », toujours les mêmes, piliers de médias, l'islamologue Gilles Kepel en tête. On se doute qu'en leur conférant plus d'importance qu'ils n'en ont on fait la promotion des salafistes auprès de jeunes qui, enragés par les discriminations de toutes sortes, sont tentés par le repli identitaire. Mais peu importe, il faut bien vendre sa salade et entretenir la peur.

     Pour des femmes et des jeunes filles, le port du voile est bien un acte de résistance symbolique contre la ségrégation socio-spatiale dans une société où la culture dominante, je l'ai dit, a remplacé le racisme biologique d'autrefois (dont bien des préjugés, par un effet de rémanence, persistent) par un racisme culturaliste. C'est une réalité que ne  veulent pas voir les islamophobes de tout poil au nom de l'imposture universaliste d'un humanisme occidental, blanc et chrétien qui s'est révélé à l'usage n'être qu'un impérialisme cruel et prédateur qui a réduit à l'esclavage tant de peuples, sans parler de ceux qu'il a purement et simplement massacrés... Aujourd'hui, en France, c'est tout un groupe humain, artificiellement constitué, qui est enfermé dans un système d'injonctions paradoxales. On dit aussi « double contrainte » (ou double bind). On a donc fabriqué une « communauté » musulmane, sur une base ethnique, avec des personnes arbitrairement assignées à une identité dont elles ne se réclament pas forcément et dotée d'une essence (religieuse) construite comme un stigmate irréfragable. Aux mêmes personnes reléguées à cette assignation on intime d'en sortir pour crime de « communautarisme » et on les somme en permanence de prouver leur adhésion à des principes républicains dont elles voient bien qu'elles sont exclues et qui ont servi à légitimer l'oppression coloniale. L'effet clivant de ces contraintes contradictoires est perturbant. Un moyen d'en sortir est d'assumer le stigmate, voire de le revendiquer. Et c'est le voile « islamique » !

 

16 mai 2016