La laïcité falsifiée

Qu'on le veuille ou non, qu'on le regrette ou pas, rien dans la loi de 1905 ne permet d'interdire ce qu'on appelle le « voile islamique » dans l'espace public. Bien au contraire, cette loi garantit le libre exercice du culte et « ses manifestations extérieures sur la voie publique ». L'hystérisation des débats sur cette question a donc bien d'autres enjeux qu'une laïcité dont les fondements sont largement méconnus, en particulier par ceux qui, pour des raisons de basse politique, viennent de la découvrir. Sait-on, par exemple, que le mot « laïcité » ne figure même pas dans la loi de 1905 laquelle entend seulement assurer la liberté de conscience par la séparation des Eglises et de l'Etat ? On sait aussi que cette loi ne s'applique pas, pour des raisons historiques, à l'Alsace-Lorraine, sans que cela émeuve apparemment nos récents convertis à la laïcité intégrale. Certes, il y a sans doute des laïques de tradition qui, de bonne foi, peuvent s'alarmer de ce qu'ils pensent être des atteintes aux principes laïques. Il importe donc de revenir à l'origine du débat et d'apprécier la réalité ou l'importance des dangers ainsi présentés .

      Au début était... le Front national ! C'est en 2010 qu'est élaboré le stratagème : rendre honorable la haine anti-immigrés en la travestissant en défense de la laïcité. On verra des intellectuels, parfois supposés de gauche mais toujours idiots utiles du FN, se laisser prendre complaisamment au piège. Dès 2011, l'ineffable dame Badinter -phare officiel d'une pensée féministe pas trop dérangeante-, n'étant pas à une sottise près, proclamait que « en dehors de Marine Le Pen plus personne ne défend la laïcité ». Les bons esprits allaient se ruer dans la brèche : quel bonheur de pouvoir enfin vilipender les Arabes en toute bonne conscience en débattant noblement de laïcité et en dissertant gravement sur un « problème musulman » vendu dans l'opinion à coup de sondages préconstruits (voir Abdelalli Hajjat et Marwan Mohamad, Islamophobie. Comment les élites françaises construisent le problème musulman, La Découverte, 2013, I.2. « Chiffrer l'islamophobie »).

      On sait que Sarkozy y mit plus que du sien, de sa calamiteuse foucade sur « l'identité nationale » aux gaîtés verbales de Guéant... Et c'est toute une « nouvelle laïcité » qui se met alors en place sous les applaudissements d'intellectuels médiatiques se présentant en hérauts incompris de la lutte contre la « bien pensance antiraciste »... Une laïcité « UMPenisée » et « falsifiée » pour reprendre les qualificatifs de Jean Baubérot (La laïcité falsifiée, La Découverte, 2014)... Une « laïcité » qui ne cherche même plus à cacher son aversion pour une religion précise, l'Islam, dont elle fait une cible permanente... Une « laïcité » dont la marque glorieuse serait la célébration des « apéros saucisson-pinard »... C'est dire la hauteur de vue de ces nouveaux laïques !

     Cette laïcité méprisante, stigmatisante et, pour tout dire, imbécile se fonde sur un mythe, celui de « l'islamisation ». Raphaël Liogier analyse en quatre étapes la mutation du regard européen sur l'Islam : « le regard fasciné surtout caractéristique du XIXème siècle, le regard méprisant caractéristique du XXème siècle puis le regard effrayé à partir des années 1980 et enfin aujourd'hui le regard paranoïaque (…). Au XXIème siècle, le musulman devient la figure centrale de l'altérité indésirable, et par surcroît doué du désir d'anéantir l'Europe » (Le mythe de l'islamisation, Le Seuil, 2012, p.32). Cette vision paranoïaque se fonde sur une série de fantasmes (un fantasme, rappelons-le, est, en psychanalyse, un scénario imaginaire) fondant une véritable théorie du complot dont nous verrons les détails. Houellebecq l'a repris en une fiction assez grossière dans son roman Soumission où il narre laborieusement comment le chef d'un parti musulman devient président de la République... A vrai dire, on voit bien qu'il ne croit pas un mot de ce qu'il raconte et il faut être bien pourvu en crétinisme islamophobe pour le prendre au sérieux. Pour Houellebecq la principale conséquence de cette prise de pouvoir serait relative à l'habillement féminin, avec en particulier la disparition des shorts qui rendrait « impossible » la « contemplation du cul des femmes » (p.177). Voilà qui élève incontestablement le débat !

 

27 mai 2016