Le religieux et le social
Les faiseurs d'opinion que sont les médias dominants ont imposé, dans le champ intellectuel, M. Gilles Kepel comme principal spécialiste, en France, de l'islam. Fort de sa position hégémonique dans le sous-champ des études islamiques, M. Kepel récuse avec arrogance toute contradiction. C'est ce que l'on a vu dans une interview, étonnamment complaisante, parue dans l'Humanité en février dernier (26.02.2016). M. Kepel s'en prend violemment à Alain Gresh, du Monde diplomatique, sous l'accusation supposée infâmante « d'alliance islamo-gauchiste » sans que la journaliste, Mina Kaci, daigne relever l'outrance diffamatoire du propos, pas plus que d'obscures divagations sur on ne sait quelle « ex-avant-garde marxiste »... Mais M. Kepel n'épargne pas ses collègues. Il a bâti sa notoriété sur la notion passe-partout de radicalisation de l'islam qui lui permet d'amalgamer sans le moindre scrupule le foulard des petites lycéennes de Creil en 1989 et les exactions effroyables de Daesch aujourd'hui. Et on n'a pas intérêt à le contrarier. Un de ses pairs, Olivier Roy, a osé inverser son expression et évoquer plutôt une islamisation de la radicalité... M. Kepel n'a pas ici assez de sarcasmes : « élucubrations... idées fausses... sophismes modernes... paresse intellectuelle... » (toujours dans la même interview de l'Humanité). Voilà ce qui s'appelle un débat argumenté !
Cela dit, ces deux notions apparemment opposées ont, en fait, en commun de surestimer la dimension religieuse des phénomènes considérés. C'est une tendance lourde de l'idéologie dominante ayant pour objectif d'occulter la réalité des diverses formes de domination, réduites à du fanatisme religieux, ce qui permet de dénaturer les luttes des opprimés. Un essayiste, Jean Birnbaum, a écrit tout un ouvrage, sous le titre Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, pour reprocher à la gauche « d'escamoter la puissance propre à la religion », tout en réduisant lui-même celle-ci au djihadisme, ce qui est méthodologiquement inepte et d'une mauvaise foi confondante. Qui a intérêt à faire disparaître la dimension sociale des révoltes sous une dimension religieuse hyperbolisée ? Nous en sommes presque arrivés au stade ultime de ce que Alain Bertho appelle la « confessionnalisation générale de la question sociale » (Les enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs, La Découverte, 2016, p.33). En fait l'image même du djihadisme est cultivée comme un repoussoir monstrueux face aux tentatives de révoltes des opprimés de partout. Un peu comme, toutes proportions gardées, les exactions des « casseurs » sont utilisées pour disqualifier les manifestations contre la loi-travail.
La confusion délibérée entre djihadisme et islam (Birnbaum, Kepel...) est à la fois une mauvaise action et une erreur grossière (pour ne pas dire intéressée). Il y a des islamologues pour le dire. Selon Olivier Roy, « les djihadistes sont en marge de la communauté musulmane : ils n'ont presque jamais un passé de piété et de pratique religieuse, au contraire » (le Monde, 25.11.2015) ; selon Farad Khosrokhavar, « ils (ces jeunes) s'identifient au djihadisme moins pour des raisons religieuses qu'identitaires et sociales » (le Monde, 19.11.2015). Hé oui, on n'évacue pas d'un revers de main la question sociale et, comme le rappelle Frédéric Lebaron, « la religion est un fait social parmi d'autres : le travail du sociologue consiste à comprendre les déterminations sociales qui sont à l'oeuvre derrière l'engagement religieux » (le Monde, 19.03.2016). Enfin, on ne peut pas, ici, ne pas rappeler ce qu'en disait un certain Karl Marx en 1843 : « la misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. Elle est l'opium du peuple »... comme soulagement illusoire de la souffrance.
Reste une question le plus souvent éludée, un authentique tabou de l'histoire, celui de la responsabilité des religions monothéistes dans l'institutionnalisation de l'intolérance dans les sociétés humaines. Les religions monothéistes n'ont pas le monopole des massacres de masse mais la conquête et le prosélytisme sont dans l'essence du monothéisme comme détenteur d'une vérité unique, transcendante et universelle. Il faut convertir les infidèles, les impies, les hérétiques en des croisades implacables qui ont été les premières des pires violences de l'histoire...
27 juin 2016