Maccarthysme
Dans la recherche universitaire, de nouveaux champs d'investigation apparaissent constamment. Et c'est tant mieux. Des hypothèses inédites, des enquêtes, des revues de question et des recherches de sources, des conclusions toujours provisoires, c'est le quotidien du chercheur. C'est ainsi que des problématiques originales se mettent en place, constituant ce qu'en jargon universitaire on appelle un nouveau paradigme. Il est très rare qu'un courant de recherche en voie de constitution fasse l'objet d'un appel à la censure voire d'une demande d'interdit. Cela a été le cas, à juste titre, des thèses du négationnisme et de leur enseignement consistant à réfuter ou à minimiser le génocide des Juifs par les nazis et l'existence des chambres à gaz. C'est aujourd'hui le sort que certains voudraient réserver à la modeste éclosion d'une théorie ultra-marginale à l'université sous l'enseigne des études décoloniales. Le courant décolonial se situe dans le prolongement des études post-coloniales, déjà elles-mêmes très mal vues par les gardiens installés d'une doctrine républicaine dont on voudrait nous faire croire qu'elle n'a jamais prêté la main aux entreprises coloniales et à leurs justifications racistes.
En 2018, ce sont « 80 intellectuels » -liste où se côtoie tout ce que l'académisme compte de plus conformiste, d'Elisabeth Badinter à Pierre Nora en passant par l'inévitable Finkielkraut et quelques égarés comme Patrick Pelloux- qui s'en prennent avec une étonnante violence à ce qu'ils appellent le « décolonialisme » accusé d'être « hégémonique » à l'université -ce qui est d'une rare invraisemblance- et de s'attaquer « frontalement » à un « universalisme républicain » fétichisé et jamais interrogé par les gendarmes de l'ordre idéologique établi. Des organisations et des associations sont nommément dénoncées et livrées à la vindicte publique : Parti des Indigènes de la République (PIR), Conseil représentatifs des associations noires (CRAN), Les Indivisibles (Rokhaya Diallo), Campagne Boycott Désinvestissement Sanction (BDS), etc. Bref, que des indigènes dont l'ingratitude n'a d'égale que l'antirépublicanisme ! La chasse aux déviants de l'ordre républicain officiel est ouverte. A l'université cela rappelle de fort près le maccarthysme qui, aux Etats-Unis dans les années 50, avait fait de la traque des communistes un sport de combat.
Et voilà qu'ils se sont mis à « 80 psychanalystes » pour en rajouter une couche (le Monde, 30.09.2019) dans la forme la plus complotiste du maccarthysme. Il paraît que la « pensée décoloniale » « s'insinue à l'université », « menace », « se répand » avec des « revendications totalitaires » et des « dérives sectaires »... Il n'y a plus qu'à embaucher (ou débaucher) Freud pour éduquer ces indigènes ignorants qui se croient affectés par le racisme et les discriminations alors qu'il ne s'agit que d'impressions personnelles, ce qui se dit en langage freudien : «processus singuliers de subjectivation ». Il n'y aurait que faire d'un « déterminisme culturel et social » qui ignorerait la « primauté du vécu personnel ». Ben voyons ! Tout le reste ne serait que « position victimaire », jusqu'à accuser les indigènes de ce que justement ils subissent : « racisme masqué », « sectarisme », « détestation du différent », « exclusion de fait »... Un dévoiement aussi stupéfiant de la théorie psychanalytique laisse pantois. On va même reprendre une de ces formules freudiennes vidées de toute substance à force d'être outrancièrement vulgarisée et mises à toutes les sauces : les indigènes se croient différents, racisés, discriminés ? Mais non, ils sont seulement enclins au « narcissisme des petites différences »... Non mais pour qui ils se prennent ! Petites différences en effet que les contrôles au faciès, les refus d'embauche, le tri dans l'accès au logement, les stigmatisations culturelles... Ils feraient mieux d'aller voir un psychanalyste...
Toutes ces manœuvres d'intimidation s'en prennent aux études décoloniales avec pour objectif le déni d'un véritable racisme sans race qui se répand aujourd'hui que le racisme biologique est disqualifié. C'est un racisme colorblind, « aveugle à la couleur », mais bien réel qui conforte la bonne conscience universaliste. Comme disait l'historienne Ludivine Bantigny sur Médiapart : « cachez ce racisme que je ne saurais voir et s'il vous plaît n'en parlez pas ou sinon... ». Le mouvement décolonial produit un dévoilement de ce racisme ordinaire et structurel qu'un républicanisme universaliste abstrait satisfait de lui-même voudrait masquer.