Universalisme
L'universalisme, système de valeurs qui serait commun pour l'ensemble des êtres humains, est un beau principe. Sauf que dans des sociétés de classes, ce n'est qu'un leurre... Au mieux, un vœu pieu. Pire, sous la forme dite « universalisme républicain », il a servi, en France, à justifier les plus honteuses entreprises de domination (sociale, coloniale, raciale, de genre...). Une sorte de manœuvre d'intimidation va consister à pompeusement présenter l'universalisme comme un héritage des Lumières du XVIIIème siècle. Mais quelles Lumières ? On oublie toujours qu'elles sont diverses. Certains philosophes des Lumières peuvent être dits progressistes, Rousseau, Diderot, Helvétius, Meslier..., même s'ils n'ont pas toujours été exempts de préjugés que l'on peut aujourd'hui qualifier de racistes. Pour Pap Ndiaye, historien éminent de la condition noire, on peut même considérer que « le racisme (…) était bien constitutif des Lumières » (La condition noire. Essai sur une minorité française, Folio, 2009, p.233).
D'autres philosophes des Lumières étaient socialement conservateurs. Voltaire était raciste, antisémite et détestait les gens du peuple. Et il faut bien rappeler, ce que l'on fait rarement, les considérations consternantes de Montesquieu opposant les « peuples du nord » aux « peuples du sud ». C'est l'objet du Livre XIV de L'Esprit des Lois. On lit au chapitre II : « Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des peuples du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes (...) » ; au chapitre III : « les Indiens sont naturellement sans courage » ; au chapitre IV : « les peuples d'Orient » sont nantis « d'une certaine paresse dans l'esprit naturellement liée à celle du corps ». Dans le Livre XVI, on apprend au chapitre VIII qu' « il y a de tels climats où le physique a une telle force que la morale n'y peut presque rien ». Le Livre XVII et le Livre XXI vont constituer un véritable bréviaire des pulsions coloniales. Au Livre XVII : « il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C'est un effet qui dérive de sa cause naturelle » (Chapitre II) et que « les peuples guerriers, braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides : il faut donc que l'un soit conquis et l'autre conquérant » (Chapitre III). Il y a enfin ce chapitre III du Livre XXI (encore s'agit-il de L'Europe) : « Aux unes (les nations du midi), la nature a donné beaucoup et elles ne leur demandent que peu, aux autres (les nations du nord) la nature donne peu et elles lui demandent beaucoup. L'équilibre se maintient par la paresse qu'elle a donné aux nations du midi et par l'industrie et l'activité qu'elle a données à celles du nord. Ces dernières sont obligées de travailler beaucoup sans quoi elles manqueraient de tout et deviendraient barbares. C'est ce qui a naturalisé la servitude chez les peuples du midi : comme ils peuvent aisément se passer de richesses, ils peuvent encore mieux se passer de liberté »...
Où est l'universalisme là-dedans ? On oublie volontiers que se préfigure ici tout un programme de conquête et d'asservissement des peuples indigènes par un Occident arrogant autant que blanc et chrétien. Cet « universalisme » va consister à imposer les « catégories de base dont se sert alors le discours occidental pour rendre compte de l'histoire universelle » (Achille Mbembe, Critique de la raison nègre (2013), La Découverte, 2015, p.132). Il va falloir « civiliser » ces sauvages paresseux par un « dressage approprié », dit Achille Mbembe. Les trois vecteurs en seront la conversion au christianisme, l'introduction de l'économie de marché, l'adoption de formes « éclairées » de gouvernement. C'est toute l'hypocrisie de la « mission civilisatrice » comme couverture du pillage de ces pays du sud, encore plus au sud que ceux méprisés par Montesquieu. On ne peut que conclure avec Achille Mbembe que « l'universalisme abstrait, trempé de colonialisme et mâtiné de racisme a fait long feu » et que « l'humanisme classique, au fondement de la démocratie libérale et du républicanisme laïc n'a pas d'avenir. Il est trop compromis pour susciter des adhésions durables » (le Monde, 31.10.2019). De la critique des armes aux armes de la critique, les « indigènes » entendent ne plus s'en laisser compter et continuer le combat pour décoloniser les esprits.
NIR 239. 28 janvier 2020.