Communautarisme

 

 

L'universalisme à la française s'est fabriqué, pour exister, un ennemi diabolisé sous le nom de communautarisme. Etrangement, cette accusation infamante vise exclusivement des minorités dominées. Mais d'où viennent donc ces minorités dont les revendications « particularistes » seraient un affront au noble idéal de l'universalisme républicain ? Achille Mbembe l'a bien repéré lorsqu'il écrit dans le Monde : « le régime de l'esclavage et le régime colonial, par exemple, étaient d'énormes machines de fabrication de la différence raciale et culturelle ». Autrement dit, l'impérialisme colonial républicain a réduit des populations entières au statut de communautés humaines inférieures au nom de l'universalité de ses valeurs et, maintenant, c'est au nom de ces mêmes valeurs que ces mêmes communautés sont sommées de renoncer à toutes revendications, tout particularisme, afin d'accéder à un universel qu'on leur a toujours refusé ! Il y a de quoi se méfier... Et c'est ce même refus de se faire de nouveau piéger qui sera taxé de communautarisme...

Ce sont pourtant des républicains universalistes qui ont inventé, entre autres, ce qu'on a appelé le « Code de l'indigénat » à la fin du XIXème siècle. Il s'agissait d'un ensemble de mesures très officiellement discriminatoires concernant les « indigènes », ces sauvages à civiliser, bien trop frustes pour goûter à la trinité républicaine liberté-égalité-fraternité. Tout un système arbitraire et humiliant de peines et amendes spécifiques, de corvées allant jusqu'à institutionnaliser le travail forcé a été mis en place. Le tout ne fut aboli qu'en 1946 ! On a ainsi créé de toutes pièces un communautarisme avec des « indigènes sujets français », des « indigènes protégés français », des « indigènes administrés français »... L'imagination républicaine raciste est sans limites... La discrimination institutionnelle des indigènes a disparu mais pas les autres formes de discrimination ainsi que le rappelle une vaste étude officielle confiée au CNRS en ce qui concerne les pratiques d'embauche. L'enquête porte sur 40 entreprises dont Air-France, Renault, AccorHôtels, etc . A partir de l'envoi de 10 000 CV fictifs, il apparaît que les CV nantis d'un nom maghrébin ont 25% de moins de chances d'obtenir une réponse positive (le Monde, 08.02.2020) !

Qui est communautariste alors ? Comment les individus ainsi discriminés n'auraient-ils pas tendance à se replier sur leur milieu d'origine ? Et un milieu que l'on va alors stigmatiser parce que se repliant sur lui-même et en lui attribuant les caractéristiques les plus négatives... C'est tout un système d'injonction paradoxale où l'on rejette les personnes dans une communauté montrée du doigt, essentialisée en l'occurrence dans un Islam imaginaire, tout en leur enjoignant d'en sortir au nom d'un universalisme dont, en pratique, on les écarte... Comment s'étonner, alors, que de mauvais bergers islamistes puissent exploiter pour leurs propres desseins des sentiments d'amertume et de colère ? Tout comme des pêcheurs en eaux troubles d'extrême-droite peuvent mobiliser chez d'autres de mêmes sentiments d'amertume et de colère... Ce repli communautaire, quand il existe, est avant tout un mécanisme de défense face à un environnement délibérément hostile et les belles envolées sur les grands principes laïques et républicains auront plus de consistance lorsque ces principes seront appliqués à tous...

L'universel a été dans l'histoire un authentique instrument de domination. Il est aujourd'hui un moyen d'intimidation pour réprimer des revendications immédiatement blâmées comme « communautaristes » ou « identitaires ». Ainsi que le remarque Laurent Lévy, c'est prétendre imposer la conception occidentale, marchande, chrétienne, blanche comme adéquate à l'humanité dans son ensemble (www.ensemble.fdg.org) et cela pour servir des intérêts spécifiques qui n'ont rien d'universel. Pierre Bourdieu le note à plusieurs reprises : « les professionnels de l'universel (en l'occurrence les juristes) sont virtuoses dans l'art d'universaliser leurs intérêts particuliers. Ils produisent à la fois l'universel et les stratégies d'universalisation, c'est-à-dire l'art de mimer l'universel et de faire passer pour universels leurs intérêts particuliers » (Sur l'Etat. Cours au Collège de France, Raisons d'agir/Seuil, 2012, p.541). Il ironisait un peu plus haut à propos des « prises de position sur le voile dit islamique » sur « cette façon bien française de se servir de l'universel pour faire du particulier qui est un des sommets de l'hypocrisie politique » (p.233).

 

NIR 240. 12 février 2020.