Préjugés et inconséquences dans « De l'Esprit des Lois » (Livres XIV à XXI)

 

 

Les mots de ce titre sont empruntés à un article (sévère) du géographe Pierre Gourou à propos de la « théorie des climats » (« Le déterminisme physique dans l'Esprit des Lois », L'Homme. Revue française d'anthropologie, 1963 /3-3/, disponible sur www.persee.fr/doc/hom). Montesquieu n'a pas inventé la « théorie des climats » mais il l'a systématisée d'une façon qui n'a pas été sans conséquences. Avant d'en dire quelques mots, et sans vouloir à toute force être iconoclaste, il sera procédé à un examen rapide de la qualité de l'anti-esclavagisme généralement attribué à Montesquieu d'une façon un peu trop scolaire pour être honnête.

 

I. Un anti-esclavagisme ambigu.

 

Au Livre XV, chapitre premier, Montesquieu écrit que « (l'esclavage proprement dit) n'est pas bon par sa nature : il n'est utile ni au maître ni à l'esclave ». Il précise cependant que « dans les pays despotiques, où l'on est déjà sous l'esclavage politique, l'esclavage civil est plus tolérable qu'ailleurs ». Au chapitre II, on lit : « vendre sa qualité de citoyen est un acte d'une telle extravagance qu'on ne peut pas la supposer chez un homme (…). La loi de l'esclavage n'a jamais pu lui être utile (à l'esclave), elle est dans tous les cas contre lui sans jamais être pour lui ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés (…). L'esclavage est d'ailleurs aussi opposé au droit civil qu'au droit naturel » ; au chapitre VII : « comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l'esclavage est contre la nature », mais il ajoute : « quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle ». Voilà une proposition qui donne à réfléchir. La condamnation de principe est incontestable. Est-elle universelle ? On peut sérieusement en douter.

 

Montesquieu considère qu'il y a des cas où l'esclavage est acceptable. Sous un « gouvernement despotique (...) les hommes libres, trop faibles contre le gouvernement, cherchent à devenir les esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement. C'est là l'origine juste et conforme à la raison de ce droit d'esclavage très doux que l'on trouve dans quelques pays » (L. XV, chap.VI). Autre exception au chapitre VII : « il y a des pays où la chaleur énerve le corps et affaiblit si fort le courage que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l'esclavage y choque donc moins la raison ». Autrement dit, et je suis ici l'universitaire bordelais Jean Brethe de la Gressaye qui présente le texte dans l'édition Belles Lettres de 1955, l'esclavage se justifie dans au moins deux cas : 

- d'abord la nature despotique de l'Etat (Moscovie, Asie) où le pouvoir est si arbitraire que les faibles trouvent avantage à se placer sous la protection des puissants en se choisissant un maître. L'esclavage est juste alors car il est volontaire et utile à l'esclave (ce qui contredit quelque peu le chapitre II) ;

- ensuite, dans les pays très chauds où le climat porte les hommes à la paresse, l'esclavage est un moyen de les contraindre à travailler, ce qui est bon pour la société.

Le chapitre VIII, toujours Livre XV, est clairement intitulé : « Inutilité de l'esclavage parmi nous ». La première phrase est révélatrice : « Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays de la terre ». Elle ne sera pas étendue à l'Europe où l'augmentation du gain et la « commodité des machines » permettront de « suppléer au travail forcé qu'ailleurs on fait faire aux esclaves ». Quant au fameux chapitre V, « De l'esclavage des nègres », pourquoi adopter subitement le registre de l'ironie dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est guère habituel dans De l'Esprit des Lois (contrairement bien sûr aux Lettres persanes) ? « Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voilà ce que je dirais : (…) Le sucre serait trop cher si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par les esclaves (…). On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu qui est un être très sage ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir (…). Va pour l'ironie. Mais ne serait-ce pas une astuce rhétorique pour s'éviter de condamner formellement la traite négrière ? Procès d'intention ? Le fait est que Montesquieu ne formule à aucun moment cette condamnation dans De l'Esprit des Lois. Ajoutons qu'il n'envisage pas non plus l'abolition de l'esclavage et multiplie au contraire les conseils aux maîtres : il ne faut pas trop d'esclaves car « de telles gens sont des ennemis naturels de la société, et leur nombre serait dangereux » (L.XV, chap.XIII) et « l'humanité que l'on aura pour les esclaves pourra prévenir dans l'Etat modéré les dangers que l'on pourrait craindre de leur trop grand nombre » (L.XV, chap.XVI). Le premier souci ici face aux esclaves est le maintien de l'ordre public lequel requerra également d'éviter les abus à leur égard. Montesquieu recommande en outre la plus grande prudence dans l'affranchissement des esclaves (L.XV, chap.XVIII et XIX). Enfin comment ne pas s'étonner que Montesquieu qui cite abondamment les lois de l'Antiquité ne dise pas un mot du Code noir établi par Colbert en 1685  plus de 60 ans avant la publication de l'Esprit des Lois ? Pour Jean Brethe de la Gressaye, « au point de vue moral et juridique on a pu dire que Montesquieu a manqué de fermeté et de courage dans sa position à l'égard de l'esclavage colonial » (p.212). Selon plusieurs auteurs (Louis Sala-Molins, Olivier Le Cour Grangdmaison, Eric Saugera...) Montesquieu en fait justifie cet esclavage. Cette interprétation paraît assez bien fondée.

 

II. Théorie des climats et ethnocentrisme.

 

En fait tout repose sur le désastreux Livre XIV intitulé : « Des Lois dans le rapport qu'elles ont avec le climat ». Montesquieu élabore toute une anthropologie à partir de considérations « scientifiques » aberrantes. Il ne savait évidemment pas qu'elles étaient aberrantes : est-ce que cela doit nous empêcher de dire qu'elles lui ont fait proférer de dangereuses sottises ? Donc, « l'air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps » et « l'air chaud, au contraire, relâche les extrémités des fibres et les allonge » (L. XIV, chap.II). Il l'a même observé sur une langue de mouton dont il a « fait geler la moitié ». Conclusions pseudo-scientifiques : « on a plus de vigueur dans les pays froids (…), plus de confiance en soi-même, c'est-à-dire plus de courage (…). Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens » (L.XIV, chap.II). Comment ne pas voir que ce sont les mythes et les préjugés qui se font jour sous l'appareil « scientifique » avec ce que Bourdieu appelle, à propos de ce texte même, une « rhétorique de la scientificité » (Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, chapitre 3, « La rhétorique de la scientificité : contribution à une analyse de l'effet Montesquieu », pp.227-231). Bourdieu dresse ainsi une liste d'oppositions (peuples du)Nord vs (peuple du) Sud selon Montesquieu tout à fait significatives comme courage/lâcheté ; virilité/passivité ; liberté/servitude, etc.

 

Mais revenons au texte de Montesquieu. On pourrait multiplier les citations accablantes : « vous trouverez dans les climats du Nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des peuples du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions » (L. XIV, chap. II) ; « les Indiens sont naturellement sans courage » (chap. III) ; les « peuples d'Orient » sont nantis d' « une certaine paresse dans l'esprit naturellement liée avec celle du corps » (chap.IV). On ne trouve pas ce genre de considérations que dans le Livre XIV. Au Livre XVI, on apprend qu' « il y a de tels climats où le physique a une telle force que la morale n'y peut presque rien » (chap. VIII) ; au Livre XVII qu' « il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C'est un effet qui dérive de sa cause naturelle » (chap. II) et que « les peuples guerriers, braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides : il faut donc que l'un soit conquis et l'autre conquérant » (chap. III).

 

Il y a enfin ce chapitre III du Livre XXI qui, bien que consacré à l'Europe, est le bréviaire des pulsions et des entreprises coloniales : « Aux unes (les nations du midi) la nature a donné beaucoup et elles ne lui demandent que peu; aux autres(les nations du nord) la nature donne peu et elles lui demandent beaucoup. L'équilibre se maintient par la paresse qu'elle a donné aux nations du midi et par l'industrie et l'activité qu'elle a données à celles du nord. Ces dernières sont obligées de travailler beaucoup sans quoi elles manqueraient de tout et deviendraient barbares. C'est ce qui a naturalisé la servitude chez les peuples du midi : comme ils peuvent aisément se passer de richesses, ils peuvent encore mieux se passer de liberté (…). Les peuples du nord sont donc dans un état forcé, s'ils ne sont libres ou barbares : presque tous les peuples du midi sont, en quelque façon, dans un état violent s'ils ne sont esclaves ». La citation est un peu longue mais me semble-t-il, hélas, édifiante ?

 

Certes, Montesquieu ce n'est pas que cela et il n'y a évidemment dans ce rappel de textes aucune révélation. Mais Montesquieu, c'est aussi cela, à savoir un des fondements de l'ethnocentrisme européen et occidental par la vision constamment négative qu'il donne de ces peuples, pays et nations des « climats chauds » lesquels sont depuis quatre siècles victimes de cet ethnocentrisme. Les critiques ici formulées ne sauraient être invalidées sous prétexte d'anachronisme : Montesquieu n'avait pas les savoirs qui, etc. Il ne fait alors que reprendre et légitimer les préjugés de son temps : cela ne saurait être mis entre parenthèses... Ce qui est anachronique, c'est, comme il a été tenté, d'en faire en quelque sorte le précurseur de la sociologie alors qu'il fait exactement le contraire du projet sociologique en naturalisant les différences...

 

16 février 2020