Déni et racisation

 

 

Voilà que le ministre de l'éducation nationale, Blanquer, semble vouloir se spécialiser dans le déni de réalité. Il vient ainsi de s'en prendre aux études sociologiques qui montrent, depuis un certain temps et sans le moindre doute, que les inégalités structurent notre système scolaire et que les inégalités scolaires sont un instrument de la reproduction des inégalités sociales. Cela commence à se savoir. Hé bien, il faudrait le taire. Il paraît que cette vérité découragerait les enseignants et les enseignés... Donc, cachons-la. Proclamons que le système scolaire français est le plus égalitaire du monde et repeignons les écoles en rose ! C'est à cela qu'en est réduit aujourd'hui un ministre de l'éducation nationale. Consternant.

Dans un autre domaine, M. Blanquer a découvert, a-t-il dit, les « mots épouvantables » utilisés dans une réunion du syndicat Sud-Education : « racisme d'Etat », « racisés »... Alors, racisme d'Etat ? Peut-être. Racisation ? Sûrement. Le mot racisé est connu en sociologie depuis au moins 40 ans, mais M. Blanquer, on le sait, est fâché avec la sociologie. Donc les racisés, ça n'existe pas. On peut lui concéder que les concepts en ce domaine ne sont pas encore parfaitement assurés et peuvent varier selon les auteurs. On peut ainsi distinguer deux processus : la racialisation et la racisation. La racialisation, c'est l'invention de la race au XIXème siècle, en particulier sous la IIIème République française qui a été une véritable république raciale (Carole Reynaud Paligot, La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), PUF, 2006). On reviendra sur cette histoire qui a fondé le racisme que l'on dit biologique sur les bases « scientifiques » établies par des anthropologues éminents tel que Paul Broca. Ces théories que l'on peut qualifier de racialistes ne sont pas le fait de marginaux exaltés mais bien de savants très officiels et hautement considérés. Le racialisme est la doctrine officielle de la IIIème République. Certains ultra-républicains d'aujourd'hui ne s'en sont pas encore aperçus.

On sait que le racisme biologique est aujourd'hui déconsidéré, disqualifié, répudié... Est-ce que le racisme a pour autant disparu ? On sait bien que non. Il a pris une autre forme. Outre la rémanence des stéréotypes raciaux issus de la colonisation, le stigmate racial s'est déplacé de l'aspect physique aux pratiques culturelles par un véritable processus de racisation. Ainsi le mot « racisé » permet de « nommer ce groupe social fondé non pas sur une couleur de peau ou une supposée appartenance ethnique, mais sur le partage de l'expérience sociale qu'est le racisme » (Mélusine, www.libération.fr/debats, 23.11.2017). On remarquera les pudeurs du discours officiel pour rendre compte de ces situations. On parlera de « discriminations »... Délicat euphémisme. Et encore, un ultra-républicain sans scrupule comme le nommé Gilles Clavreul ose : « il faut cesser de tout confondre, la question du racisme et celle des discriminations »... C'est vrai, il n'y a aucun rapport et les discriminations racistes ça n'existe pas... Tout le monde sait ça !

Ainsi, la race, expulsée par la porte revient par la fenêtre. L'idéologie dominante va feindre de l'ignorer au nom d'un universalisme dont les racisés sont exclus de fait. On va dissimuler l'exclusion sous des appellations technocratiques et euphémisantes : « diversité », « minorités visibles », « minorités ethniques »... Et lorsque les racisés vont protester et manifester contre la discrimination et l'exclusion, on va les remettre à leur place à coup d'invectives : communautarisme ! victimisation ! revendication identitaire ! atteinte à l'universel ! et même, ce qui est un comble, racisme ! Bourdieu, encore, dès 1997, notait comment tous les groupes dominés, femmes, homosexuels, Noirs, immigrés sont « rappelés à l'ordre de l'universel dès qu'ils se mobilisent pour revendiquer les droits à l'universel qui leur sont en fait refusés » (Méditations pascaliennes, Seuil Essais, 2003, p.106). La racisation installe un racisme sans race construit par des pratiques telles que la sélection au faciès dans les boîtes de nuit, les contrôles de police, l'accès au logement, etc. qui en font un racisme systémique là où la bonne conscience républicaine ne veut voir qu'un problème moral et individuel. C'est se cacher (volontairement), comme l'avait bien vu Sartre pour les Juifs, que « la race méprisée n'existe que dans le regard du raciste, elle est constituée par le regard du raciste » (Pierre Bourdieu, Sociologie générale 2, Seuil Raisons d'Agir, 2016, p.950).

 

NIR 242. 12 mars 2020.