Le racisme ordinaire

 

Je me souviens de Gabriel Abossolo, footballeur camerounais, milieu de terrain défensif (on disait encore demi aile, je crois) infatigable et indispensable à l’équipe des Girondins des années 60. C’était l’époque de Guillas, Couécou, Calléja… L’entraîneur était Salvador Artigas… Je me souviens aussi de ces « supporters » balourds et rigolards interpellant Abossolo : « Hé, Blanchette ! » Expression d’un racisme quotidien insidieux qui veut se croire bon enfant par son auteur mais qui est toujours humiliant pour celui qui en est la cible. Ce pouvoir d’humiliation à la portée du premier butor venu relève de ce que Lilian Thuram appelle la « pensée blanche » comme « construction (d’un) sentiment de supériorité » (l’Obs, 01.10.2020). Depuis les années 60, le racisme en a certes connu d’autres dans les stades. La différence, c’est que maintenant on en parle. Insupportable pour une pensée blanche arrogante et belliqueuse.

Le 21 juillet dernier, le journal le Monde publiait deux articles sur ce racisme ordinaire, « insignifiant pour celui qui en est à l’origine (et qui) sévit de manière insidieuse » et sur ces « microagressions, fléau d’un racisme inconscient mais ravageur ». Par exemple, Pap Ndiaye, historien et professeur à Sciences Po, raconte s’être vu proposer l’adhésion à un club de perfectionnement en lecture lors de son inscription dans une bibliothèque municipale… Ces deux articles ont provoqué la fureur des habituels conservateurs racistes lecteurs du journal, fureur largement exprimée sur lemonde.fr. Intéressante matière à discerner les traits constitutifs du racisme ordinaire dans une classe moyenne présumée instruite. C’est d’abord la prétention d’anthropologues de cocktail mondain et son lot d’âneries où « le racisme est un trait de la nature humaine ». D’ailleurs, nous dit-on, « de façon naturelle les hommes se regroupent par ressemblance physique ». Comme si on choisissait le lieu de sa naissance ! C’est que, voyez-vous ma chère, « il ne faut pas nier les différences », « cela fait partie de l’homme de marquer les différences » et « accepter nos différences, c’est indispensable ». Mais différence par rapport à quoi ? Quelle est la norme et qui va l’instaurer ? Le modèle ? Le lecteur du Monde, blanc et aisé, naturellement ! Selon un donneur de leçons particulièrement sentencieux, « les personnes d’origine non-européenne se sentent différentes et veulent l’oublier »… Il faut donc leur rappeler la fatalité de leur inexorable stigmate de « non-européénité ».

Le racisme ordinaire ne s’assume pas toujours complètement. Le raciste ordinaire va alors avoir recours à deux sortes de mécanismes de défense : relativiser et minimiser les actes et propos racistes ; recourir au déni et à la diversion. Dans le premier cas, on nous assure que les blagues racistes, « il faut en rigoler »… Et puis, « il faut arrêter de voir du racisme partout ». Figurez-vous que « plaisanterie, ironie, second degré, moquerie font partie de la culture française »… Surtout quand elles s’exercent à l’encontre de minorités déjà humiliées et infériorisées par l’esclavage et la colonisation. Mais la France n’est pas raciste et d’ailleurs « on accueillait les musiciens noirs en France dès 1920 ». Ouais. Sauf que l’Exposition coloniale, apothéose du racisme d’État national et républicain date de 1931. Enfin, si vous trouvez que votre nom suscite des réactions de racisme, vous n’avez qu’à en changer et il paraît qu’il « est très facile de changer de nom » !

Pour le raciste ordinaire, le racisme n’existe pas, tout au plus parlera-t-il de « différences » bien naturelles. Les prétendus racisés ne feraient que jouer d’une victimisation dont ils escomptent des avantages pécuniaires. Tout le reste n’est que « préchi-précha » et « antiracisme standard obligatoire ». Après tout « la France est encore un pays majoritairement blanc », nous dit-on, ce qui évidemment rassure, et « ce n’est pas une question de racisme mais de réaction de la majorité vis à vis de la minorité ». Ah bon. On ne nous dit pas en quoi cette « réaction » est utile, nécessaire ou légitime. Et puis « si on en est maintenant à nier qu’un noir est un noir et qu’un blanc est un blanc ». Quoi de plus anodin pourtant que de bien les distinguer. Reste l’inévitable diversion : il y a bien du racisme à l’encontre des chauves, des gros ou des rouquins ! On ne sache pas que les chauves aient jamais été réduits en esclavage ni les rouquins systématiquement colonisés… Trêve d’hypocrisie, le racisme ordinaire ne fait qu’entériner sournoisement une relation de domination fondée sur plusieurs siècles d’infériorisation de tout ce qui était non-blanc !

 

NIR 255. 14octobre 2020