Les impasses de l’universalisme à la française

 

 

Il fut un temps où l’antiracisme était très convenable, bien poli et pas trop dérangeant. Dans les années 80, c’était la petite main jaune proprette de SOS Racisme et son slogan paternaliste « Touche pas à mon pote »… Toute la bonne conscience du mitterrandisme parasitant ce qui avait été en 1983 la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » rebaptisée inconsidérément par Libération « Marche des Beurs » et déjà suspectée elle-même de « communautarisme » et d’un antiracisme non certifié conforme. Résultat de ces initiatives : nul ! Pourquoi ? Parce que, comme l’indique l’historienne Aurélia Michel, « nous n’en avons pas fini avec la race. Il n’a pas suffi que la science décrète l’ineptie de la théorie raciale ni de dénoncer ses effets politiques pour restituer les principes d’égalité qui avaient été enclenchés par les révolutions modernes » (Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Seuil, 2020, p.335).

Alors que les bons « républicains » n’en finissent pas de s’aveugler volontairement sur cette réalité, il se trouve que les groupes dominés, discriminés, racisés prennent leurs affaires en main pour dénoncer les impostures d’un universalisme brandi à tout bout de champ mais qui les laisse à l’écart. Ils osent même, ô scandale ! se réunir pour en parler entre eux ! Se faisant, ils prennent une visibilité autrement plus combative qu’au temps de la splendeur de SOS Racisme… Ce ne sont plus des « potes » que l’on protège mais des chercheurs et/ou des militants qui pensent et agissent par eux-mêmes. Ils n’ont pas besoin de la condescendance et du paternalisme des antiracistes de bon ton et n’hésitent pas à mettre les pieds dans le plat de la bienséance républicaine. Faute impardonnable. A droite on va feindre de s’offusquer de la mise en lumière des humiliations et des sévices matériels et symboliques subis par les minorités, ce ne seraient que jérémiades, complaisance, victimisation et communautarisme. Circulez, y a rien à voir ! Dans la gauche chic, on parlera doctement « d’assignation identitaire », telle Mme Elisabeth Roudinesco brandissant dans l’Humanité (23.03.2021) le catéchisme de « l’universalité des droits », le prêt-à penser habituel qui veut ignorer que cette universalité des droits reste le plus souvent une fiction et une institution de papier pour les minorités racisées.

La nouvelle bien-pensance républicaine va affecter de se scandaliser de ce qui serait la reprise de la notion de race par les opprimés racisés… Comme si les effets de la « race », ce qu’on appelle racisme, avaient enfin disparus ! La réponse tient dans le riche concept de racisation qui fait hurler de rage les tartuffes car il traduit parfaitement ce qu’est depuis toujours le phénomène historico-social qu’est le racisme. Comme le précise Aurélia Michel, « les racisés sont ceux qui sont soumis à la construction sociale de la race » (p.349). La race est « le prolongement, la mutation (de l’esclavage), elle en récupère les principales fonctions économiques, les caractéristiques anthropologiques ». La ministre, Frédérique Vidal, toujours aussi pataude, se croit obligée de proclamer que, dans sa discipline, la biologie, « on sait depuis bien longtemps qu’il n’y a qu’une espèce humaine et qu’il n’y a pas de races ». Sans blague ? On pourrait lui rappeler que c’est aussi sur la biologie que s’est fondée l’anthropologie raciale républicaine pour théoriser une inégalité des « races » humaines à la fin du XIXème siècle… Mais surtout que si la notion de race n’a évidemment aucune réalité biologique, elle assure par contre une fonction sociale comme instrument d’une forme de domination et de discrimination. Il serait puéril de le nier. Qu’on le veuille ou non la race se construit dans le regard de l’autre et c’est ce processus que l’on va nommer racisation. C’est ce concept de racisation comme processus qui permet de ne plus considérer la race comme une essence, c’est-à-dire ce qui serait une propriété inhérente et indépassable d’un groupe humain donné.

Il y a bien dans notre société, aujourd’hui, en France, des discriminations fondées sur le fait d’être non-blanc. Toutes les dénégations courroucées de la sainte alliance des conservateurs de droite et de gauche n’y changent rien … C’est cette même sainte alliance qui voudrait délégitimer les sciences sociales parce que, comme le dit la sociologue Rose-Marie Lagrave, elles « remplissent pleinement leur fonction critique d’une société dont certains représentants politiques voudraient cacher l’envers du décor ». Une nouvelle inquisition voudrait interdire d’université tous travaux sur la colonisation et le racisme, sur la domination masculine et le genre, sur la pauvreté et les inégalités…

Et qui est le plus « identitaire » ? L’universalisme à la française n’est-il pas, au fond, comme l’affirme le politologue Philippe Marlière, qu’un « communautarisme majoritaire » véhiculant une conception identitaire, blanche et chrétienne, de la nation, où le non-blanc doit rester à sa place, « occuper des fonctions économiques et sociales subalternes, ne pas exiger d’être accepté comme un égal, être éternellement en cours de civilisation. On l’aide, c’est notre « pote », mais il doit toujours faire allégeance ; il doit aimer la nation, lui être reconnaissant lorsqu’il acquiert une position privilégiée... » (Aurélia Michel, p.342).


NIR 262. 31 mars 2021