Du judéo-bolchevisme à l’islamo-gaucisme
Faut-il s’étonner de voir, à près d’un siècle de distance, l’extrême-droite fascisante ressasser les mêmes sinistres obsessions sur la « pureté » d’une « race française » évidemment « blanche » (selon l’éminente anthropologue qu’est Mme Nadine Morano) et la nécessité de défendre et préserver une « blanchité » qui n’est que l’essentialisation de la domination de l’homme blanc. D’autant plus que la catégorie des non-blancs est large et que l’espèce prolifère jusqu’à envahir et souiller des espaces entiers du sol sacré de la patrie. Ainsi M. Zemmour, dans un entretien d’une heure sur Youtube, nous la joue pathétique en évoquant la rue Doudeauville, dans le 18ème arrondissement de Paris, où il vécut son adolescence : « J’y suis retourné il n’y a pas longtemps. J’avais l’impression d’avoir changé de continent. Les trafics, les tissus, les coiffeurs affros, il n’y a plus un blanc rue Doudeauville (...) ». Et il ajoute cette petite fable : « Un grand noir (pas un noir, un grand noir ! On frissonne…) m’a reconnu (si, si, c’était déjà la gloire!) et m’a dit : Zemmour, t’es pas chez toi ici, va-t-en (l’affabulation est lourdingue et la vraisemblance douteuse, mais bon...) » (Entretien avec Ariane Chemin, le Monde, 8 novembre 2014, repris par Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, pp.145-146).
Shlomo Sand raconte comment de la fin du XIXème siècle à la Seconde Guerre mondiale près de cent mille Juifs venus d’Europe orientale sont passés par le quartier du Marais au coeur de Paris, « ils parlaient une langue étrange, portaient des vêtements bizarres, beaucoup restaient attachés à la tradition religieuse : ils faisaient circoncire leurs enfants, les femmes dissimulaient leurs chevelure, ils mangeaient une nourriture casher et, lors de leurs fêtes religieuses, leur culte se manifestait aussi dans la rue » (La fin de l’intellectuel français, pp.255-256). Qu’en disait alors, en 1941, un certain Robert Brasillach, intellectuel de renom, collabo intense et antisémite déchaîné, condamné à mort à la Libération ? Il dénonçait l’insupportable « mainmise » juive sur le quartier : « Soudain, nous nous apercevions que les ghettos de l’Europe centrale avaient déversé là leurs juifs à chapeaux de fourrure, leur crasse, leur patois, leurs commerces, leurs boucheries kasher, leurs restaurants à quarante sous (...) » (Cité par Shlomo Sand, p.256).
Brasillach, Zemmour, même combat ! La cible seule a changé ; le « musulman » (en fait, le plus souvent, l’Arabe détesté, quand ce n’est pas un « grand noir »!) a remplacé le Juif, mais la rhétorique est la même, une rhétorique qui a besoin d’épouvantails vaguement conceptuels et il est frappant de voir la fortune de pseudo-concepts tels que le « judéo-bolchevisme » dans les années 30 et l’« islamo-gauchisme » aujourd’hui. Certes les deux expressions ne sont pas substituables mais elles assurent bien la même fonction. Il s’agit, dans une optique clairement complotiste, de fabriquer un mythe universel permettant de répondre de manière univoque à toutes les inquiétudes, de constituer un ennemi intérieur qui tente, toujours sournoisement, de porter atteinte à l’intégrité et à la pureté de notre nation, de justifier et préparer toutes les mesures d’exclusion et d’épuration nécessaires pour le retour à la gloire et l’excellence nationales originelles. Cette menace obscure doit être incarnée. Dans les années 30, ce complot sera donc judéo-bolchevique et un antisémitisme fulminant en sera le fondement. Pour Maurras et toute l’extrême-droite française, la haine du Juif est liée à l’obsession de la « décadence » de la France et à la peur de l’invasion extérieure par des éléments « cosmopolites » et « antifrançais » qui viendraient précipiter sa chute (Pierre Ancery, www.retronews.fr, 01.11.2017). Les Juifs seraient à l’origine d’un complot mondial et les véritables artisans de la conquête du pouvoir par les bolcheviks en Russie, ces deux figures du mal étant associés dans le même opprobre. Ils viseraient ainsi à étendre leur domination au reste de l’Occident et d’ailleurs, nous dit-on, « 95 % des grands chefs soviétistes (sic) sont juifs ». Et voilà pourquoi la haine des Juifs est, avec la haine des pauvres, à la source de l’anticommunisme de toujours ainsi que je l’ai suggéré dans une chronique du 3 juillet 2008 (Chronique des idées reçues, p.234). Quant à l’islamo-gauchisme, nous allons voir qu’il fonctionne de la même façon.
NIR 271. 8 décembre 2021.